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Tome 1 :
S'étant imposé en une poignée d'oeuvres comme l'un des plus bluffants dessinateurs de sa génération, Masasumi Kakizaki nous revient en France avec une oeuvre toujours en cours au Japon avec 3 volumes : Bestiarius, sa toute première série publiée dans le Shônen Sunday de Shôgakukan (jusqu'à présent, l'auteur n'a été publié que dans des magazines historiquement orientés pour jeunes adultes).
Débutée en février 2011 avec la publication d'un récit auto-conclusif en deux chapitres dans le magazine Shônen Sunday de Shôgakukan, cette saga fut reprise par son auteur en 2013, peu de temps après la fin de Green Blood. Le tome 1 regroupe le 1er épisode (le one-shot en 2 parties sorti en février 2011) et le 2ème épisode (4 chapitres). Le volume 2, quant à lui, regroupe les 7 premiers chapitres constituant le 3ème épisode.
Ce format fait de récits indépendants est-il gênant à la lecture ? Hé bien pas du tout, puisqu'il colle très bien à ce que l'auteur souhaite y développer : une sorte de saga faite de "mythes", de légendes héroïques inventées par ses soins, où il entremêle deux univers qui n'avaient a priori pas grand chose en rapport. En effet, après avoir abordé l'horreur dans Hideout et avoir offert sa version du western dans Green Blood, Kakizaki revisite ici l'apogée de l'Empire Romain... en y incorporant des éléments de la mythologie, mais aussi des éléments de fantasy via un bestiaire tout droit issu de ces récits fantastiques !
Nous voici donc plongés en plein premier siècle après Jésus Christ, au coeur d'une apogée Romaine où Kakizaki, malgré ses rajouts surnaturels et sans jamais chercher à être minutieux historiquement, respecte toutefois au minimum les quelques éléments rigoureusement historiques qu'il expose, surtout autour du règne de Domitien et de sa réputation de despote. Dans un contexte où Rome ne cesse plus d'étendre sa domination en Europe et soumet les unes après les autres les contrées hostiles, tous les êtres marginaux sont forcés à devenir des esclaves guerriers tout juste bons à s'affronter dans l'arène pour le bon plaisir de l'Empereur et du peuple romain. Au-dessus de ça, l'auteur nous offre l'incursion de cet élément qui dénote tant : le bestiaire issu de la fantasy et de la mythologie. Ainsi croisera-t-on dragons, wyvernes ou autres minotaures aux côtés des criminels et orphelins prisonniers, pour des combats en arène ou des amitiés naissantes pour le moins atypiques.
C'est dans ce contexte que le mangaka nous offre dans ce premier tome deux récits distincts et faisant fi de la chronologie (le deuxième récit ayant lieu avant le premier).
Dans le premier, nous suivons, à l'époque de Domitien dans les années 80, la relation entre l'humain orphelin Finn et la wyverne Durandal qui est le dernier représentant de son espèce (massacrée par Rome). Tous deux prisonniers dans l'arène, ils entretiennent une relation digne d'un père et d'un fils pour des raisons que nous découvrons peu à peu mais que nous devinons vite. Cela dit, cette relation risque fort d'être menacée par le sadisme d'un Domitien qui décide de les faire s'affronter...
Dans le deuxième, Kakizaki met de côté le bestiaire fantasy pour réinterpréter à sa sauce un mythe déjà existant : celui du Minotaure. Mais en dehors de la présence des personnages mythologiques, les éléments et événements y sont bien différents du mythe original, ne serait-ce que par le comportement très différent du Minotaure et d'Ariane/Arianna, que nous vous laissons découvrir...
Dans les deux cas, on ne peut pas dire que le fond des histoires soit original. Il reste même très basique, en développant assez rapidement les relations entre les personnages et en ne proposant que des rebondissements totalement prévisibles. On a la sensation que les choses s'écoulent de façon très peu surprenante, en se contentant d'aller à l'essentiel sans développer grand chose, et c'est précisément là que l'on ressent les limites de la genèse du projet. En effet, à l'origine, Bestiarius ne durait que deux chapitres (les deux premiers de ce tome 1), le mangaka avouant même clairement que ce projet a été développé dans la précipitation. Et comme déjà dit, il ne sera repris qu'en 2013 pour un deuxième récit, celui du Minotaure. Dans le premier cas, on a une histoire courte qui se devait de tenir en deux chapitres. Dans le deuxième cas, on tient un récit qui est arrivé deux ans après le premier, et pour lequel l'auteur devait donc surtout se remettre dans le bain. Dans ces conditions, on a forcément deux premières histoires assez banale... mais qui posent des bases intéressantes. L'envie de Kakizaki d'inventer, en quelque sorte, sa propre "mythologie" dans cet univers romain a tout pour offrir par la suite des choses plus ambitieuses, ce qui pourrait arriver dès le deuxième volume qui offrira un récit beaucoup plus long. Et puis, l'aspect indépendant de ces deux premiers récits n'empêche aucunement le mangaka de leur offrir tout de même une connexion promettant d'apporter une cohérence à son univers s'il poursuit ces connexions. Enfin, malgré le classicisme des deux histoires, on y retrouve clairement une thématique qui a nourri les précédentes oeuvres de l'auteur, Rainbow et Green Blood : la volonté d'être marginalisés, pressés, prisonniers de leur condition sociale et de l'univers sombre dans lequel ils évoluent, de regagner leur liberté et leur honneur.
En somme, ces deux récits très classiques ont au moins le mérite de poser efficacement le concept et les bases de l'univers. Mais c'est évidemment un autre élément que l'on attendait impatiemment de découvrir à la lecture : quand on connaît la verve graphique de Kakizaki, on attendait évidemment beaucoup des dessins. Et on n'est aucunement déçus.
Du côté des humains, on retrouve les designs typiques de l'auteur : des vraies "gueules", sournoises comme celle de Domitien, belle mais inquiétante comme celle d'Arianna, brute comme celle de Sextus, ou affichant une certaine forme d'honneur et de pureté comme Finn et Zénon. Redoutablement efficace.
Mais c'est évidemment le bestiaire que l'on attendait de voir, et celui-ci est tout bonnement impressionnant. La double page couleur du début suffira à vous en convaincre. Dragon, wyverne, manticore... les créatures dessinées par Kakizaki regorgent de détails, sont d'une précision et d'une cohérence d'orfèvre, dégagent de fortes impressions de puissance quand il le faut. Leur façon de se déplacer est elle aussi superbement rendue (par exemple, on ressent bien le mélange de puissance et de lourdeur de Durandal quand il se déplace ou vole). C'est tout bonnement impressionnant, d'une telle densité que l'on en arrive à regretter que le format ne soit pas plus grand, histoire de mieux profiter de ces designs monstrueux.
Le seul regret ? Le manque d'ampleur des combats. Pour l'instant, malgré les visuels précis et intenses, ils se contentent du minimum, ne s'étalent jamais longtemps, et leur mise en scène se contente d'aller à l'essentiel. C'est parfois dommage, surtout dans le cas du combat contre l'impressionnante et effrayante manticore.
Ce premier tome n'est que la mise en place d'un univers à la croisée de deux influences, où Kakizaki, qui pour l'instant ne fait que se rôder niveau histoires, devrait par la suite mieux exercer ses talents de conteur pour nous offrir ses propres mythes et légendes. En attendant, on a tout de même droit à la claque visuelle que l'on attendait. un divertissement très prometteur, qui nous en met déjà plein les yeux et qui devrait fort logiquement se bonifier par la suite.
L'édition française est on ne peut plus satisfaisante ! La traduction est très claire, le travail sur les polices d'écriture est très bon (par exemple, les propos de Durandal sont dans une autre police, judicieusement choisie car elle colle à son statut de créature), la qualité d'impression rend très bien honneur aux dessins de l'artiste, et, bien sûr, les 8 pages en couleur sont un bonheur.