Le Coeur de Thomas

Shojo, josei, yuri, yaoï... En d'autres termes voici la rubrique regroupant les genres de manga destinés à un public féminin!
Avatar du membre
Wang Tianjun
Roi céleste
Messages : 4622
Enregistré le : 29 janv. 2009, 17:32
Localisation : Lyon

Le Coeur de Thomas

Message non lu par Wang Tianjun » 07 déc. 2012, 15:07

Image

Le Coeur de Thomas

Fiche sur le site


Mangaka illustre considérée comme l'une des artistes fondatrices du manga moderne, Moto Hagio fait partie des derniers grands auteurs de manga incontournables qui n'avaient pas encore trouvé écho en Francophonie. Voilà un véritable affront qu'il était temps de corriger, car à l'heure ou le mouvement yaoïste s'est installé durablement en France, au point que certains éditeurs en fassent leur spécialité, il était plus qu'urgent que les jeunes lectrices (et lecteurs !) puissent avoir enfin l'opportunité de découvrir celle qui est considérée comme la mère fondatrice du genre. 2012 vient ainsi combler ce vide dans notre sphère, tout d'abord avec une traversée de frontières de l'auteure qui se déplaça à la dernière édition de la Japan Expo, en passant inaperçue aux yeux des organisateurs. La mangaka fut néanmoins faire connaitre son univers et établir quelques contacts avec le monde de l'édition, ce qui aboutit à la présente concrétisation : la publication du Coeur de Thomas, série éditée au milieu des années 70 en trois volumes, ici compilés en un imposant ouvrage, donnant l'impression d'avoir rendez-vous avec l'Histoire de la bande-dessinée japonaise... Prenons donc une grande inspiration avant d'y plonger !

"L'Homme meurt deux fois, dit-on. La première quand son corps meurt, la seconde quand ses amis l'ont oublié"

Notre histoire se déroule au début du 20ème siècle, en Allemagne, dans un pensionnat pour garçons en pleine adolescente, et s'ouvre sur un tragique évènement : le décès de Thomas Werner, 13 ans, qui s'est suicidé de désespoir, ne trouvant pas l'amour dans le regard d'un de ses camarades. Ce camarade, c'est Julusmole Bayhan, dit Juli, délégué des élèves connu autant pour ses cheveux d'un noir épais que pour son sérieux et sa froideur. Recevant une lettre posthume de la part de Thomas, Juli a la confirmation de son suicide et se retrouve hanté par son souvenir. Mais alors qu'il essaie de remettre de l'ordre dans ses sentiments et ses tourments, voilà que survient un nouvel élève au pensionnat : Eric Fruhling, dont le visage ressemble à s'y méprendre à celui de Thomas. Juli y voit une malédiction, tandis qu'Eric ne comprend pas qui est ce Thomas avec qui tout le monde le confond, et voudrait exister pour lui-même....

"Moi, je n'aurai pas cette deuxième mort. Il ne m'oubliera jamais, même après sa propre mort. Je vivrai éternellement. Dans ses yeux."

Les premières pages de l'œuvre présentant les dernières pensées de Thomas suffisent à elles-mêmes pour comprendre toute l'importance de l'auteure dans l'histoire de l'homoromance. La force du romantisme et du don de soi qui nous y sont présentés balaient instantanément toutes les questions que l'on pourrait se poser sur les tabous de ce genre de relation. Ici, l'amour n'a ni sexe ni contrainte, et s'exprime avec une franche pureté, tandis que le trait très féminin de l'auteure participe à cette confusion androgyne. Dès lors, l'histoire s'élance sans hésitations, présentant de nombreux rapports allant de l'explicite à l'ambigü entre les différents protagonistes. La promiscuité des lieux rend les rapports plus évidents, plus sincères, tout en restant à un niveau très platonique. Nos héros sont à un âge qui se cherche, et la quasi-absence de personnages féminins tout au long de l'oeuvre, hormis quelques figures maternelles de temps à autres, participe à renforcer cette bulle de romance qui n'appartient qu'à eux. Au travers de ces quelques protagonistes particulièrement travaillés, Moto Hagio fait le tour de la question de l'Amour en détaillant tous ses reliefs, quitte à revenir souvent sur certains d'entre eux. Cette redondance accentue une dramaturgie profonde, certes au mépris du réalisme, mais qui ramène la série vers un univers romanesque et théâtral. Tout y est raconté à vif, à fleur de peau, dans cette mouvance typique des années 60-70 où les mangakas avaient tout à prouver. Ainsi, la lecture se veut très différente de notre pain spirituel quotidien (ou hebdomadaire), et clairement, il faudra un temps d'adaptation pour pouvoir se caler sur cette narration si particulière.

Mais au-delà des fondamentaux du shonen-ai, que l'on appréciera avec plus ou moins de recul, Le Coeur de Thomas se concentre avant tout sur la question du deuil. Le décès de Thomas reste toujours au-dessus de la tête de nos protagonistes, et ne cessera de les hanter qu'une fois la paix intérieure retrouvée. Juli est bien sur au centre de toutes les attentions : la carapace qu'il s'est forgée tout au long de ses années d'internat cède peu à peu devant le poids de sa culpabilité, qu'elle soit justifiée ou non. De son côté, Eric est très vite emporté par ce dramatique tourbillon, mais son personnage ne se cantonne pas à un rôle de substitut physique : le jeune homme a ses propres démons à affronter, notamment un complexe oedipien resté en suspens, le fermant à tout autre rapprochement. Nous n'oublierons pas non plus le sémillant Oscar, grand ami de Juli, qui n'aura de cesse de le réconforter tout en étant également confronté à quelques secrets de famille. Les autres seconds rôles n'en sont pas moins délectables, notamment le jeune Ante, ami de Thomas qui agira de manière démesurée par passion, et le pensionnat finir par vivre de lui-même dans notre esprit, chacun portant sa croix. De nombreuses questions sont ainsi évoquées, posées, dans un large éventail de thématiques allant de la quête identitaire aux harcèlements, jusqu'aux rejets xénophobes. Moto Hagio dresse ainsi le portrait d'une Europe fantasmée, d'une jeunesse en recherche de sens et d'existence, en sublimant le tout de cette ambiance tragique qui se veut suffisamment pesante, parfois à l'excès selon votre degré de résistance.

Cette tragicomédie surgit graphiquement à chaque page, tant l'auteur recèle d'inventivité pour faire passer un torrent émotions, quitte à déformer les traits parfaits de nos jeunes éphèbes. En temps "normal", le dessin se veut fin, délicat, les coiffures sophistiquées, les yeux détaillés sans pour autant déformer les visages. Les décors se veulent éthérés, mais savent se faire remarquer quand il le faut, même si la majeure partie de l'histoire se passera dans la psyché des protagonistes. La mangaka ne se prive pas non plus d'éclater sa narration lorsque cela est nécessaire, offrant quelques planches propices à la confusion. Le style shojo fleuri et vaporeux dans tout son classicisme, en somme, mais rien d'étonnant lorsque l'on sait de qui on parle !

Pionner de la collection Kazé Classic, où l'on retrouve tout de même déjà certains titres édités par Asuka en son temps, Le Coeur de Thomas dispose d'une édition jouant la carte de la sobriété et du sérieux. Les illustrations colorées des éditions originales ont ici été remplacés par quelques images tirées du manga lui-même, pour une couverture en trois couleurs qui risque de n'attirer que le regard des puristes. Mais en somme, on sent que l'ouvrage a été conçu pour les connaisseurs, sans pour autant jouer la carte du beau livre luxueux. Le papier reste d'une qualité très acceptable, l'encrage est irréprochable, et l'on appréciera le respect de l'œuvre de Moto Hagio par l'utilisation d'un blanc de sureté. La traduction se veut quant à elle très fluide, ayant le mérite de ne pas tomber dans un registre lexical trop soutenu. On regrettera en revanche l'absence d'une mise en lumière de la carrière de l'auteur, qui n'est évoqué que succinctement en quatrième de couverture. Un bonus textuel en fin d'ouvrage n'aurait pas été de refus ! Autre bémol moins important : la relative finesse de la couverture, sans jaquette, même si l'on comprendra qu'il s'agit ici d'un autre compromis pour conserver le meilleur rapport tarifaire. Car si le prix peut sembler excessif, gardons à l'esprit qu'il s'agit d'une compilation de trois tomes.

Alors qu'il est notoire que la nostalgie et le vintage se vendent mal, on ne peut que saluer l'initative de Kazé de s'ouvrir à nouveau vers les grands classiques du manga, qui plus est avec une des papesses du manga encore méconnue en France. A l'instar d'Ashita no Joe pour le shonen, ou de Lady Oscar pour le shojo, Le Coeur de Thomas s'impose comme l'un des points de voute du shonen-ai, ce qui pourrait enfin permettre de comprendre d'où vient ce genre et en quoi est-il aussi attractif. De par la profondeur de son scénario abordant le deuil sans fard, et par sa narration exacerbée quite à éclater les pages elles-mêmes, Le Coeur de Thomas fait partie de ses titres qui feront relativiser bien des idées reçues. Gageons qu'il ne s'agisse là que d'un premier pas vers le reste de la prolifique bibliographie de Moto Hagio, une auteure dont nous avons encore beaucoup à apprendre !


____

A terme, j'espère pouvoir transformer ce topic en "Made In Hagio"... on y croit ! ^^"
"Ah.. je suis en train.... de tomber en morceaux..."
Image
Image

Répondre