Chihayafuru
Posté : 31 mars 2013, 21:58
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Tome 1 :
Quand on s'intéresse d'assez près à l'actualité du manga au Japon, il semble difficile de ne pas avoir déjà aperçu le nom de Chihayafuru, série-phare du catalogue féminin de Kôdansha, régulièrement bien placée dans le top des ventes, lauréate du prix manga Taishô en 2009 et du prix Kôdansha en 2011, adaptée en deux saisons animées. Un josei aux couvertures stylisées et intrigantes, qui s'intéresse à un sujet pour le moins extrêmement rare : le karuta, un jeu de cartes typiquement japonais basé sur un recueil de 100 poèmes de cent auteurs différents (le hyakunin Isshu), qui consiste à retrouver avant son adversaire la carte où est inscrite la fin d'un poème dont le début vient d'être énoncé.
Une série déjà assez longue (20 tomes au Japon) centrée sur un thème typiquement japonais (et sur un jeu dont beaucoup n'ont sans doute jamais entendu parler) : inutile de dire que malgré son succès phénoménal au Japon (à la manière de Hikaru no Go à son époque, la popularité de Chihayafuru a ravivé l'intérêt des Japonais pour le karuta), on ne l'attendait pas forcément en France, d'autant qu'il s'agit d'un josei, un genre souvent synonyme d'échec dans nos vertes prairies. Et ce sont pourtant les éditions Pika qui décident de tenter le coup, qui plus est en parant l'oeuvre d'une vraie promo et d'une édition exemplaire : traduction confiée à l'excellente Fédoua Lamodière (qui a aussi officié ou officie toujours sur de nombreuses séries des éditions Ki-oon, sur Chi ou sur Dragon Ball Perfect Edition, pour vous donner une idée de son pedigree), papier et impression corrects, présence en début de volume d'un carnet reprenant les 100 poèmes du karuta avec traduction, présence en fin de volume des huit premières cartes de karuta et d'un texte expliquant un peu plus le jeu. Sur ce coup-là, l'éditeur mérite tout simplement les félicitations, tant tout est là pour sublimer la lecture.
Une lecture qui commence en nous plongeant dans l'enfance de Chihaya Ayase, une fillette qui pourrait avoir un succès fou auprès de ses camarades de classe masculins si elle n'était pas aussi garçon manqué. Vive et franche, elle n'a toutefois pas vraiment de centres d'intérêt et se contente plutôt de prier pour le succès de sa grande soeur, Chitose, très jolie adolescente qui emprunte la voie du mannequinat.
Pourtant, la vie de Chihaya va bientôt basculer : elle va découvrir le sens du mot "passion" lorsqu'elle va faire la connaissance d'Arata Wataya, jeune garçon discret et en apparence terne que tout le monde préfère ignorer, à commencer par Taichi Mashima, jeune premier un brin arrogant et très compétiteur. Pénétrant l'univers d'Arata, Chihaya découvre un garçon surtout très mature, et qui voue une véritable passion au karuta, jeu que l'on pratique quasiment de père en fils chez les Wataya. Arata connaît d'ailleurs déjà son rêve : marcher sur les traces de son grand-père, ancien champion national de karuta. Chihaya reste fascinée par la façon qu'a Arata de trouver les bonnes cartes en une fraction de seconde, et, devant l'ardeur de son camarade, décide alors elle aussi de s'essayer à ce jeu vu comme ringard par tant de personnes...
Ringard, très simple dans son principe, a priori pas très vivant : comment aborder un thème tel que le karuta en réussissant à passionner le lecteur ? C'est une question légitime que sans doute beaucoup se sont posée. Et dès le premier tome, la mangaka Yuki Suetsugu rassure tout le monde : nous captiver avec ce jeu, c'est possible, et cela passe par une parfaite exploitation de tout ce que l'auteure met en place.
Ainsi, dès le début, les règles du karuta paraissent suffisamment claires. Encore un peu simplistes, mais suffisantes avant que tout ne s'emballe très vite. En effet, on découvre d'abord le jeu en solo, le plus simple, tellement simple que l'on se demande comment la mangaka va pouvoir tenir sur la longueur avec. Puis arrivent rapidement d'autres façons de jouer : le jeu en équipe tous en même temps, ou le jeu en équipe où se succèdent plusieurs parties solo. Et dès lors, Yuki Suetsugu parvient à insuffler au jeu un aspect stratégique totalement insoupçonné. Vous pensiez qu'il suffisait de ramasser bêtement les cartes en premier ? Vous découvrirez alors avec surprise et intérêt que le jeu en équipe demande d'exploiter au mieux les plus grandes qualités de chaque joueur afin d'avoir dans l'équipe une complémentarité à même de mener à la victoire. La mangaka fait parfaitement ressortir cela en présentant déjà les qualités essentielles d'un joueur de karuta, puis les points forts de ses héros, à commencer par Chihaya, qui montre déjà de très belles dispositions naturelles alors qu'elle ne connaît même pas encore tous les poèmes du Hyakunin Isshu.
Ainsi ce jeu en apparence si anodin parvient-il à intéresser dès ce premier tome, d'autant qu'il permet de mettre en valeur bien d'autres choses, à commencer par la naissance d'une amitié destinée à se renforcer de plus en plus au fil des parties. Une amitié qui concerne trois enfants que rien ne semblait devoir rapprocher : une fillette garçon manqué en la personne de Chihaya, un garçon peu sociable en la personne d'Arata, et un faux méchant tête de classe en la personne de Taichi. Trois vies qui vont se rapprocher à travers le karuta, pour la naissance d'un triangle fort que Yuki Suetsugu met parfaitement en valeur. De fil en aiguille, les trois enfants découvrent le plaisir de jouer au karuta, découvrent la joie de jouer ensemble, et découvrent tout simplement le bonheur qu'ils ressentent en passant leur temps ensemble. Petit à petit, ils apprennent à se connaître, nouent des liens forts, et l'on voit déjà se dévoiler des personnalités fortement marquées et conditionnées, qui n'augurent pas forcément que de la joie pour la suite. On notera surtout le cas de Taichi, gamin qui, dès lors qu'il se dévoile plus, abandonne son côté arrogant et tête de classe pour laisser entrevoir la pression parentale extrême qui est exercée sur ses épaules. Le cas d'Arata est plus simple, puisqu'il souhaite tout simplement marcher sur les traces de son aïeul tant aimé. Quant à Chihaya, il faudra d'abord que sa passion naissante ait raison de l'indifférence d'une famille qui ne voit dans le karuta qu'un jeu ringard et qui est bien plus intéressée par la future carrière de mannequin de la grande soeur. En quelque sorte, pour nos trois jeunes héros, le karuta et l'amitié qui en découle sont d'ores et déjà autant une véritable passion qu'un moyen de se forger ou d'échapper à un quotidien trop pressant.
Mais c'est une passion avant tout. Et cela, la mangaka nous le montre merveilleusement bien, car ici, chacun de nos trois héros transpire de passion, que celle-ci soit tout juste naissante ou déjà bien affirmée. Et l'on pourrait même dire que rarement un manga n'a aussi bien véhiculé l'idée de passion, tant celle-ci transparaît parfaitement chez les personnages, que ce soit via leurs réactions vives et franches dans le jeu, ou à travers des dessins très expressifs. Fin et pas exagérément typé shôjo, le style graphique peut plaire à tout le monde, et se pare même d'un petit côté nekketsu lors des parties de karuta, où le trait s'épaissit pour mieux faire ressortir la vivacité de nos héros. Les joueurs se donnent à fond, ils se donnent au point de hurler quand ils se jettent sur une carte ou de se désespérer quand ils perdent, sans que le tout ne paraisse exagéré ou caricatural. Tout simplement, ils sont totalement dedans, ils sont passionnés.
Avec tout ça, inutile de dire que l'on attend avec impatience la suite, que l'on a hâte de voir ce que nous réserve Yuki Suetsugu dans cette oeuvre destinée à s'étendre sur de nombreuses années et vouée à mettre sur un piédestal amitié et passion. Avec ce premier volume, Chihayafuru captive totalement et n'annonce que du bon.