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Tome 1 :
D'abord découvert en France avec les sympathiques mais incomplets Testarotho et Kamiyadori, Kei Sanbe est ensuite devenu l'un des auteurs emblématiques de Ki-oon avec les séries L'île de Hozuki et Le Berceau des Esprits, et a eu tout le loisir de se tailler une honnête réputation de faiseur de séries à suspense angoissantes et à tendance fan-service. C'est néanmoins avec une série visiblement autrement plus ambitieuse qu'il revient pour la troisième fois chez Ki-oon, comme le laissent penser la 2ème place d'Erased au prestigieux Manga Taisho Award de cette année (le vainqueur ayant été Bride Stories) ainsi que son synopsis de base, pas forcément très original (le voyage dans le temps a déjà été vu un paquet de fois) mais fichtrement alléchant.
Erased nous plonge en 2006, dans le quotidien de Satoru Fujinuma, livreur de pizza à ses heures perdues, quand il n'essaie pas désespérément de devenir mangaka. Mais ses projets de manga sont sans cesse refusés. On ne ressent rien quand on les lit, paraît-il, puis il semble compromis de devenir mangaka à déjà 28 ans, et ses personnages sont peu intéressants... ce qui est sans doute vrai, Satoru ayant lui-même toutes les peines du monde à se montrer intéressant et, surtout, à s'intéresser aux autres. Effacé, blasé, il vit sans passion en posant sur le monde un regard dépourvu d'intérêt, si ce n'est pour maugréer intérieurement sur ceux qui l'entourent, entre un responsable éditorial qu'il trouve hypocrite, sa jeune et joviale collègue lycéenne Airi qui fait pourtant tout pour être sympathique, ou sa mère qui ne tarde pas à réapparaître dans sa vie en semant le désordre.
Et pourtant, Satoru est loin d'être comme les autres, car en lui se cache un étrange pouvoir : à chaque fois qu’un incident ou une tragédie a lieu près de lui, il est projeté dans le passé, quelques instants avant le drame, pour empêcher l’inévitable avant qu’il se produise. Plutôt que d'en faire un don positif, il vit ça comme une corvée, ce qui ne l'empêche néanmoins pas de jouer les héros à chaque fois que ça arrive. Et c'est en jouant une énième fois les héros, pour éviter un accident de camion, qu'il est percuté violemment par un autre véhicule. Il s'en sort plutôt bien, mais depuis cet accident, de sombres souvenirs du passé, qu'il avait préféré oublier, refont surface, et prennent de plus en plus forme quand sa mère revient et au fil d'autres voyages dans le temps...
Qu'on se le dise, dans ce premier tome Kei Sanbe prend tout simplement le temps de poser les bases de son histoire, et le fait de manière très convaincante. Pas forcément très vivant et s'emballant rarement (les quelques petits voyages dans le passé sont généralement vite réglés), ce début de série s'applique avant tout à présenter un personnage principal qui attire peu de sympathie. Comme dit plus haut, Satoru est un homme solitaire, s'intéressant peu aux autres et pouvant même être assez dédaigneux envers sa mère ou Airi, et menant au jour le jour une vie sans passion et désabusée, ses rares désirs (comme l'envie de devenir mangaka) ne décollant pas. Il paraît alors très difficile de s'intéresser à lui, c'est en tout cas ce qu'on se dit au début en le découvrant, mais c'est mal connaître l'auteur, qui s'avère excellent dans une narration très introspective, nous faisant profiter de toutes les pensées blasées et dédaigneuses de son personnage, ce qui fait réellement décoller son intérêt dès lors qu'il doit se confronter à des souvenirs d'enfances qu'il avait oubliés. Des souvenirs tragiques, ceux de disparitions successives d'enfants dont la petite Kayo, une camarade de classe qui était introvertie et dont l'entourage ne semblait guère rassurant (sa mère étant particulièrement glauque quand on la voit brièvement dans l'un des flashbacks...). Ceux, aussi, liés au présumé coupable de ces enlèvements... mais était-ce vraiment lui ?
Entre le présent en 2006 où Satoru connaît de brefs retours dans le passé, et des morceaux de flashback sur son enfance au fur et à mesure que les souvenirs reviennent à notre personnage principal, Kei Sanbe gère extrêmement bien la notion de temps. Tout est clair, on ne s'emmêle jamais les pinceaux, et on se retrouve de plus en plus captivés par les souvenirs qui se dévoilent, d'abord nébuleux, puis de plus en plus clairs au fur et à mesure que Satoru se rappelle. Une excellente construction, qui sait entretenir l'aura de mystère, soulève bon nombre de questions (comment s'est déroulée la série d'enlèvements de son enfance ? Qui est réellement le coupable ? Quels tourments pouvaient bien habiter la renfermée Kayo avant qu'elle ne disparaisse ?) et captive de plus en plus au fil des pages, jusqu'à un rebondissement-choc, qui arrive au bon moment pour enfin précipiter les choses et aboutir sur une toute dernière page laissant sur un brillant suspense et faisant réellement décoller la série.
Pour soutenir la tension et l'ambiance de son récit, Kei Sanbe peut toujours compter sur son trait assez épais et incisif, évite les élans de fan-service de ses précédentes séries (les deux plus importants personnages secondaires, Airi et la mère de Satoru, auraient pu s'y prêter, mais ce n'est pas le cas, et les deux femmes s'avèrent même intéressantes dans leur façon d'être), et, en plus de la très bonne narration déjà évoquée, offre également un très bon sens du bouleversement.
En prenant bien le temps d'instaurer le héros, l'ambiance et les mystères, Kei Sanbe réussit brillamment son coup : ce tome d'introduction, très bien construit et de plus en plus captivant au fil des pages, nous happe totalement dans ses dernières pages et annonce un thriller temporel bourré de promesses.
L'édition proposée par Ki-oon est une nouvelle fois excellente : la couverture annonce de jolies choses, les pages couleur ont été conservées, l'impression est très bonne et la traduction ne souffre d'aucun problème.