Poison City

Rubrique consacrée aux seinen, c'est à dire des séries se destinant à un lectorat adulte.
Avatar du membre
Koiwai
Rider on the Storm
Messages : 10746
Enregistré le : 18 avr. 2008, 11:52
Localisation : Lille

Poison City

Message non lu par Koiwai » 11 mars 2015, 15:40

Image Image

Fiche de l'édition standard
Fiche de l'édition Latitudes


Tome 1 :

Après s'être largement imposé en maître des récits "coup de poing" mêlant souvent suspense et actualité sociétale, Tetsuya Tsutsui revient seulement 2 ans après Prophecy (rappelons qu'entre Manhole et Prophecy, il s'en était écoulé 6), avec une oeuvre prévue pour faire 2 volumes et s'ancrant plus que jamais dans l'actualité avec un sujet animant toujours autant les débats : celui de la liberté d'expression et des censures.

Un sujet qui concerne d'autant plus l'auteur qu'il a lui-même été victime de censure dans son pays : son manga Manhole s'est retrouvé interdit dans la préfecture de Nagasaki sous prétexte qu'il inciterait à la violence, le tout sur base d'un jugement qui fut visiblement à côté de la plaque, au vu de la postface du tome venant expliquer tout ça. On peut donc s'attendre à ce que le mangaka fasse de Poison City une oeuvre plus personnelle que jamais... et concrètement, qu'est-ce que ça donne ?

Cela donne d'abord un récit nous projetant dans le Tôkyô de 2019, à quelques mois des Jeux Olympiques organisés dans la ville. A force de faits divers sordides et en vue de montrer aux étrangers la meilleure image possible du Japon pendant les J.O., une loi de censure a été votée : la Loi d'assainissement de la littérature, apposant la motion "déconseillé" sur les ouvrages jugés interdits aux moins de 15 ans, ou carrément "nocifs" sur des oeuvres qui se retrouvent alors interdites à la vente. Soutenue par des mouvements autoproclamés de vigilance citoyenne, cette loi fut à l'origine votée sous affirmation qu'elle ne déborderait pas. Mais les mois passants et sous l'impulsion de l'ancien ministre Furudera, elle se voit désormais appliquée toujours plus sévèrement, si bien qu'au moment de notre histoire une véritable "chasse aux sorcières" s'effectue au quotidien dans tous les domaines artistiques/culturels. Littérature, cinéma, jeux vidéo... aucun mode d'expression n'y coupe.
C'est dans ce contexte toujours plus délicat que Mikio Hibino, un jeune mangaka de 32 ans, décide de lancer avec son éditeur un manga d'horreur réaliste, "Dark Walker". Très vite, malgré les conseils éditoriaux de ne pas aller trop loin, son oeuvre se retrouve visée par les partisans de la loi...

Sujet d'actualité, mais récit d'anticipation : Tsutsui nous décrit avec un réalisme inquiétant une société japonaise qui, à l'approche des Jeux Olympiques, accentue encore et toujours une censure qui en devient presque fascisante, et de ce côté-là le récit parvient à bien mettre en place les choses, puisque l'on cerne très vite tous les grands enjeux de cette politique basée sur la loi d'assainissement de la littérature, notamment chercher à détruire les images violentes dans la pop culture nippone pour en faire aux yeux des étrangers une véritable "coolture", histoire de reprendre le terme de l'un de ses partisans dans le manga. Tout cela sonne plutôt juste, et rappelle évidemment certaines choses passées (rappelons-nous, entre autres, des censures en Chine ou en Russie au moment des J.O. de Pékin et Sotchi). Forcément, il y a donc de quoi s'inquiéter et se demander si le Japon de 2019 ne pourrait pas se rapprocher un peu de tout ça... Tsutsui pousse-t-il un cri d'alerte ?

Tsutsui nous propose alors de vivre les répercussions que cela a sur les auteurs et les éditeurs à travers le regard de son personnage principal, Mikio, qui est sans aucun doute une représentation fictive de l'auteur lui-même, comme en témoignent toutes les références à peine cachées à la réalité : le Young Jump devient le Young Jumk, Shûeisha devient Shôeisha, on peut également se demander si Alfred Brown ne serait pas un petit clin d'oeil aux éditions Ki-oon puisqu'il s'agit là d'un étranger laissant sa chance à Mikio/Tsutsui hors du Japon (rappelons que c'est Ki-oon qui a révélé l'artiste, avant même qu'il soit connu au Japon)... et Tsutsui s'amuse évidemment à glisser dans "Dead Walker" des clins d'oeil évocateurs à sa série Manhole, notamment certains rebondissements et le fameux masque.

Mikio, c'est donc en grande partie Tsutsui, et c'est à travers lui que l'auteur exprime sa vision d'une telle censure, évoquant notamment les atteintes à la liberté de création et d'expression, ainsi que les conséquences financières et de publication pour les auteurs et les éditeurs, et les frustrations artistique de créateurs obligés de brider leurs oeuvres, qui dès lors ne leur appartiennent plus vraiment et sont éloignées de ce qu'ils voulaient en faire.
Mais loin de se contenter de ça, Tsutsui en profite aussi pour nous immiscer un peu dans les dessous de l'édition de manga au Japon, présentant les importantes relations auteur/éditeur (les réunions et discussions de l'auteur Mikio avec son responsable éditorial, les demandes de modification de ce dernier pour éviter la censure...), et évoquant brièvement les sources de rémunération des auteurs, les royalties sur les éditions étrangères, le principe des séries longues, l'intérêt des oeuvres courtes et des anthologies, l'éclectisme des magazines de prépublication (surtout à côté du "comics code" qui a sévi aux USA)...

Poison City ne manque donc pas d'un univers et d'un background intéressants, sur lesquels il y a énormément de choses à dire, à développer, à nuancer... et dès lors, on se demande forcément si deux tomes suffiront à bien aborder les choses. Au fil de la lecture du volume 1, la réponse à cette interrogation se dessine peu à peu... et les espoirs posés se transforment de plus en plus en une petite déception.

La raison ? Elle tient en quelques mots : le profond manque de nuances et d'approfondissements du récit. Alors qu'il met en avant nombre de thématiques qui ne demandent qu'à être mieux explorées, Tetsuya Tsutsui reste constamment à la surface des problèmes. Pire, quand il tente d'approfondir son sujet premier, la censure et la liberté d'expression, il manque cruellement de nuances : il propose une vision très positive des éléments qui arrangent ses idées (en tête l'éditeur, sur lequel il reste finalement très lisse), et se contente d'une vision très négative de ce qu'il souhaite descendre. Alors qu'entre les deux, il y a tellement de choses à évoquer !
Le principal témoin de ce problème est sans aucun doute le personnage de Shingo Matsumoto, auquel Mikio se confronte à un certain moment. Ancien mangaka à succès qui fut le premier de la loi à être totalement catalogué nocif, il a dû stopper sa série et son travail de mangaka et s'est éloigné de tout ça. Après avoir subi un véritable lavage de cerveau de la part des dirigeants appliquant la loi, le voici de nouveau opérationnel, mais il ne dessine plus que des oeuvres entrant dans le moule et dont les scénarios sont conçus par d'autres. Ce personnage est d'abord un excellent moyen de mettre en avant le peu d'intérêt d'oeuvres stéréotypées, sans idées personnelles ni créativité et juste faites pour le multi-supports, mais le reste est bien décevant : alors que le "nouveau" Matsumoto aurait pu permettre d'enfin nuancer les choses en évoquant des sujets très délicats et nébuleux mais existants (l'influence des BD violentes sur les lecteurs, la responsabilité des auteurs et des éditeurs...), le fait qu'il a subi un odieux lavage de cerveau décrédibilise d'emblée tout ce qu'il dit et semble devoir être là pour permettre à l'auteur d'affirmer tout l'inverse sans chercher plus loin. Si ça tombe, ce n'est pas du tout ce que voulait véhiculer Tsutsui, mais si ce n'est pas le cas Matsumoto est alors un personnage complètement raté.

En fait, pendant la lecture, on a constamment l'impression que Tsutsui se contente de faire de son manga un plaidoyer sur la propre situation de son manga Manhole dans la réalité. En soit, ce n'est pas dérangeant, et c'est même très bon d'avoir ce type d'oeuvres personnellement engagées. Mais le problème est que l'auteur semble rester uniquement dans cette optique de démontrer sa rancune personnelle. On a l'impression que son récit ne développe rien en profondeur, se contente d'appuyer la colère qu'il doit ressentir vis-à-vis de la censure de Manhole, manque totalement de recul et passe à la trappe bon nombre de questions essentielles à ce vaste débat. L'auteur se contente de mettre les pieds dans le plat sans faire ressortir grand chose, comme s'il s'était précipité pour que ça sorte quand il faut et évacuer au plus vite sa rancune.
Une impression renforcée par des dessins à des années-lumière de ce qu'il a pu faire autrefois : les décors apparaissent assez lisses et vides, de même que les visages qui, en plus, souffrent régulièrement de problèmes de proportion. De même, la narration et le découpage restent étrangement très basiques...
Ajoutons à cela plusieurs ficelles très grosses (l'éditeur américain intervenant pile quand il faut, les "relations" d'Alfred Brown qui nous laissent penser que les choses sont un peu trop bien faites...), et on a l'impression d'une oeuvre un peu inaboutie, pas assez mûrie. C'est vraiment dommage, car les nombreuses idées étaient intéressantes (mais elles ne sont que jetées ça et là sans développement) et l'univers était, une fois de plus, efficacement planté, immersif et prometteur.

Poison City marque également un coup d'essai éditorial pour Ki-oon, qui, pour la première fois, édite en simultané une édition standard et une édition Latitudes d'un même tome. Au-delà de la relative pauvreté graphique qui amoindrit l'intérêt de son grand format, l'édition Latitudes bénéficie d'un joli travail, notamment avec cette couverture cartonnée qui lui offre un certain cachet.
Image

Avatar du membre
Wang Tianjun
Roi céleste
Messages : 4622
Enregistré le : 29 janv. 2009, 17:32
Localisation : Lyon

Re: Poison City

Message non lu par Wang Tianjun » 11 mars 2015, 17:37

Combat de pavays :twisted: (même si dans le fond, on est plutôt d'accord Koiwai et moi)

Poison City 1

Aujourd'hui plus que jamais, la liberté d'expression souffre d'une profonde remise en cause. L'ouverture sanglante de l'année 2015 nous a prouvé que ce droit universel pouvait être contesté avec violence, fracas, et toute la bêtise dont peuvent faire preuve les hommes. Et derrière les mouvements de solidarité, plusieurs voix contradictoires se sont élevées dans le débat public, se disputant la vérité suprême sur cette question.

Lorsqu'il entame sa nouvelle série, au printemps 2014, Tetsuya Tsutsui était à mille lieues d'imaginer que son nouveau récit résonnerait de manière aussi funeste avec l'actualité. Réalisé en collaboration avec l'éditeur français Ki-oon et l'éditeur japonais Shûeisha, qui le prépublie dans le Jump Kai dès avril, Poison City nous présente un autre combat de la liberté d'expression. Cette fois, il n'est pas question d'un terrorisme anarchique, mais de la pression insidieuse d'un gouvernement totalitaire.

Poison City nous raconte l'histoire de Mikio Hibino, un mangaka trentenaire sur le point de lancer un nouveau titre très prometteur : un thriller horrifique intitulé Dark Walker. Mais, resté trop longtemps enfermé dans son atelier, Mikio réalise un peu tardivement que le monde qui l'entoure a bien considérablement changé. La société japonaise cherche en effet se racheter une image propre... quitte à racler toutes ses aspérités. Ainsi, le voilà contraint de corriger les éléments les plus dérangeants de sa nouvelle histoire... mais cela ne lui empêchera pas de s'attirer l'ire des censeurs...

Après avoir essentiellement travaillé sur le registre du thriller social, Tetsuya Tsutsui nous revient avec ce nouveau titre très engagé, le sortant de ses thématiques habituelles. En réalité, il faut voir dans Poison City la projection des déboires personnels du mangaka. En effet, en 2013, l'auteur découvre que l'un de ses précédents titre, Manhole, a été classé comme « œuvre nocive pour les mineurs » par l'agence pour l'enfance et l'avenir du département de Nagasaki ; une condamnation établie de manière très arbitraire en 2009, et dont l'auteur ne sera averti que quatre ans plus tard. Si l'affaire a depuis été renvoyée devant les tribunaux, Tetsuya Tsutsui a décidé d'allier au combat juridique son propre plaidoyer, avec son arme de prédilection : le dessin.

Ainsi, pour délivrer sa tribune, le mangaka situe l'action dans un futur proche : le récit débute en effet à 200 jours des Jeux Olympiques de 2020, qui se tiendront à Tokyo. Le Japon, qui cherche alors briller aux yeux du Monde, cherche à éviter les scandales, et a passé en douce une « Loi pour la littérature saine », ainsi qu'une commission d'experts devant statuer de la nocivité du contenu de chaque œuvre. Par le prisme de l'anticipation, Tsutsui tire la sonnette d'alarme : si nous n'y prenons pas garde, c'est à cela que la société de demain ressemblera. Hélas, l'auteur s'y prend avec une certaine maladresse. Et si l'on pouvait lui pardonner quelques approximations dans ses récits précédents, le sujet est ici bien trop grave pour ne pas être traité à la légère.

La première maladresse provient déjà de l'exagération du contexte, à la fois trop proche de nous d'un point de vue temporel (quatre ans, voire moins) pour un extrémisme qui pourrait mettre des dizaines d'années pour se constituer. Dès le premier chapitre, le lecteur occidental sentira une gêne, en voyant la destruction d'une œuvre d'art « tendancieuse »... qui n'est autre que la réplique du Manneken pis ! Qui pourrait croire à ce que l'on touche à une œuvre aussi connue dans le monde (dont une copie existe bel et bien dans une gare tokyoïte) et qui a traversé les âges sans jamais ne susciter aucune controverse ? Ce premier exemple, symbolique est à l'image du reste du propos de ce premier volume.

Par le biais du personnage de Mikio, Tetsuya Tsutsui délivre son argumentaire, confronté à différents niveaux de pression gradués : celui du responsable éditorial empathique, celui du rédacteur en chef cherchant le compromis, celui des autres auteurs qui ont été confronté au même problème, et bien évidemment, celui du comité de censure. L'initiative est louable, car elle confronte les différents argumentaires autour de l'épineuse question. Mais au fur et à mesure, la partialité de Tsutsui s'échappe. Shingo Matsumoto, auteur victime de la censure et aujourd'hui pleinement ralliée à sa cause, en est le parfait exemple : nous y découvrons un mangaka lobotomisé, nous présentant un avenir bien funeste pour le genre manga. Et si cela n'était pas assez clair comme ça, sa femme vient enfoncer le clou en marginalisant un peu plus ce « pauvre Mikio ».

Mais la plus grossière erreur réside dans le personnage d'Osamu Furudera, ex-ministre de la culture présenté comme le leader de la commission de censure... et qui au final, semble seul à agir. Ainsi, plutôt que d'étendre la question à la société entière, Tsutsui finit par l'incarner en un seul être. Certes, le mangaka défend ce parti pris en faisant des parallèles avec l'histoire du psychologue Frederic Wertham et de son combat contre les comics américain, les ayant entraîné dans un âge sombre. Mais la fin du volume, qui sous-entend une idée de vengeance, nous conforte dans l'idée que Furudera n'est qu'un « ennemi » comme un autre dans la bibliographie de l'auteur.

Les maladresses se retrouvent aussi dans le scénario, qui semble oublier certaines alternatives en route, de manière volontaire ou non, comme le fait que Dark Walker aurait pu être publié dans une revue plus adulte. Mais le plus étrange, c'est qu'à la fin de ce premier volume, la situation semble s'être arrangée d'elle même : la censure ne semble qu'avoir eu un impact limité sur la popularité du titre, comme si le comité s'était tiré une balle dans le pied tout seul. Bien sur, nous ne pourrons juger du message final de Tetsuya Tsutsui qu'une fois après avoir parcouru le second et dernier volume de cette œuvre. Mais jusqu'ici, le manga se perd dans ses propres contradictions, faisant de Poison City une œuvre réalisée à chaud, sous le coup de l'émotion.

D'ailleurs, la précipitation de la réalisation de cette œuvre se ressent également au point de vue de sa narration et de son graphisme. Le découpage des planches reste sommaire, les décors réduits à leur plus simple expression. Le trait est hésitant, presque brut, et certains visages souffrent d'un grand déséquilibre. C'est comme si Tetsuya Tsutsui était reparti dans la fougue de ses premiers récits, mais sans l'expérience acquise en terme de rigueur et de professionnalisme. Du côté de l'édition, en revanche, Ki-oon délivre comme toujours un travail exemplaire, et l'on appréciera de retrouver tous les détails de « l'affaire Manhole » en fin d'ouvrage.

Présenté comme un titre choc et engagé à l'approche du prochain Salon du Livre de Paris, ou Tetsuya est une nouvelle fois invité, Poison City n'est malheureusement pas à la hauteur de son ambition. Là où nous espérions un titre posant à plat toutes les questions sur l'épineux sujet de la liberté d'expression, de ses limites et de ceux qui sont en droit de les poser, nous découvrons la parabole d'une aventure personnelle. Et si le mangaka s'efforce tant bien que mal d'équilibrer les points de vue, sa rancune ressort dans l'exagération qui transparaît à chaque page, décrédibilisant quelque peu la thèse qu'il cherche à défendre. Il en résulte un pamphlet qui semble avoir été effectué dans la précipitation, loin du calme et de la réflexion nécessaire pour défendre cette si juste cause.
"Ah.. je suis en train.... de tomber en morceaux..."
Image
Image

Avatar du membre
Theranlove2_Olaya
Messages : 206
Enregistré le : 01 juin 2012, 18:13
Localisation : En Suisse :D

Re: Poison City

Message non lu par Theranlove2_Olaya » 16 mars 2015, 09:23

Je vais pas me lancer dans la bataille de pavé :lol:

J'ai lu le tome hier et effectivement, je suis aussi déçue que vous.. Je m'attendais à un récit explosif et j'en suis ressorti avec un gros "qu'est-ce qui se passe là?" en tête..
L'auteur américain m'a fait clairement penser à Ki-oon mis à part ça, sa m'a fait rire tellement c'est flagrant xD
Vivement le tome 2 pour pouvoir se faire une meilleure idée mais pour le moment je suis à deux doigts de le mettre dans ma liste de manga à vendre.
-> Otakus aren't weird, you're just too normal.. Case Closed!
Image

Répondre