Ritournelle

Rubrique consacrée aux seinen, c'est à dire des séries se destinant à un lectorat adulte.
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Koiwai
Rider on the Storm
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Ritournelle

Message non lu par Koiwai » 03 déc. 2015, 11:58

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Deuxième titre de la collection Horizon des éditions Komikku après la Photographe, le one-shot Ritournelle nous propose lui aussi de découvrir en France une nouvelle mangaka : Aoi Ikebe, artiste qui, en quelques titres, s'est taillée au Japon une petite réputation dans un domaine éloigné des normes.

Cette oeuvre n'a pas d'autres ambitions que de nous plonger dans un quotidien pas comme les autres, celui de femmes de différents âges et, si l'on se fie à leurs noms, de différents horizons, qui vivent toutes en un même lieu : un couvent, où, jour après jour, année après année, elles exercent un dévouement presque inébranlable envers leur Seigneur... presque, car au-delà de leur vie pieuse, on devine doucement des tourments, des sentiments qu'elles se doivent de taire et de renier.

Le récit se centre principalement autour de deux figures.
Tout d'abord, soeur Marwena, jeune femme dont l'éducation soignée lui a conféré une belle élocution pour les oraisons, entres autres, ainsi qu'un tempérament contenu et un certain souci des autres, notamment envers la petite Amilah. Mais son calme apparent semble cacher une douleur cachée, liée à l'amour.
Ensuite, la dénommée Amilah, fillette arrivée au couvent pour des raisons que nous découvrirons un peu plus tard, exerçant les tâches qu'on lui attribue avec entrain aux côtés de ses camarades du même âge. Sous l'aile de Marwena qui veille sur elle et qu'elle voit un peu comme une grande soeur ou une mère, elle coule des jours positifs. Jusqu'à ce que...
Autour de ces deux figures viennent s'ajouter, bien sûr, nombre d'autres femmes : Lilas la jeune amie d'Amilah, l'autoritaire soeur Vie, soeur Lorrie, Kolja... qui viennent elles aussi contribuer à un quotidien empli d'abnégation.

C'est avant tout ce quotidien qu'Aoi Ikebe dépeint, et le résultat est étonnant autant qu'il est immersif. Car ici, le silence qui règne souvent sur les pages est le témoin de la vie de recluses silencieuses que mènent ces religieuses, au fil de leur vie réglée par les prières, les oraisons, les bénédictions, la confection de leurs repas, et les très rares cérémonies en ville, une fois tous les 7 ans.
Mais en filigranes, au coeur de ce quotidien bien réglé et voué à la religion, on devine certaines douleurs contenues. L'amour ? L'envie d'aller dans le monde extérieur ? Le besoin de liberté ? Le sentiment d'abandon ? Les possibles difficultés d'adaptation ? Il y a un peu de tout ça, car ces femmes restent humaines, et tout le talent d'Aoi Ikebe réside dans sa façon de véhiculer cela en conservant toute sa retenue. Ici, tout se fait en non-dits, et il faut alors observer minutieusement le moindre regard, le moindre geste, pour saisir un tant soit peu se que peuvent ressentir les personnages au plus profond d'eux-même. La finesse du trait d'Ikebe laisse doucement entrevoir les pensées sans qu'il y ait besoin de mots.

Et pour porter cette douce dualité, on peut compter sur un impressionnant travail de mise en couleur, puisque Ritournelle est entièrement colorisé. Ikebe est pleinement maîtresse d'un subtil jeu de couleurs, où l'aspect gris, calme et austère des murs du couvent contraste avec les couleurs douces de l'extérieur et plus encore avec les couleurs plus vives des quartiers animés de la ville. C'est saisissant et ça souligne tout le contraste de la vie de ces religieuses.
A cela, il faut ajouter le soin apporté aux contours des cases évoquant des cadres à enluminures, et surtout les nombreux jeux de lumière. Qu'ils soient visibles sur les visages des personnages, simplement à l'extérieur ou pour montrer la carté filtrant à travers les fenêtres du couvent, on observe un travail subtil renforçant l'immersion. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer la couverture, ou le paysage de la toute dernière page.

Dans ce contexte, Aoi Ikebe prend le parti de ne situer son récit à aucune époque ni à aucun lieu précis, tout comme elle n'évoque aucune religion particulière. Bien sûr, il y a des éléments laissant supposer une foi chrétienne (la Bible, les prières du repas, l'autel...), mais absolument rien de concret. Juste ce qu'il faut pour rendre l'immersion meilleure, tout en entretenant un flou servant l'universalité du propos.

Que retenir de Ritournelle, en somme ? A chacun de se faire son avis, peut-être, car en réalité il est difficile de poser seulement quelques mots sur cette oeuvre tant elle demande à ce qu'on s'y plonge pleinement et tant elle risque de parler différemment aux lecteurs. Pour sa part, votre serviteur y a ressenti avant tout une sensation extrême de délicatesse et d'apaisement, portée par les graphismes et les couleurs tout en subtilité d'Ikebe.

L'édition est remarquable. On peut s'interroger sur l'utilité des deux couvertures (l'une pouvant être retirée, l'autre non), mais on ne boudera pas son plaisir face à ce petit plus. La couverture assez épurée met en avant la subtilité du style d'Ikebe, et le vernis sélectif du cadre y est très appréciable. Et à l'intérieur, c'est magnifique : le grand format et la qualité du papier rendent parfaitement honneur au travail de l'auteur sur les couleurs et les lumières, et la traduction fait ressortir à merveille la délicatesse du récit.
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