Colère nucléaire

Rubrique consacrée aux seinen, c'est à dire des séries se destinant à un lectorat adulte.
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Koiwai
Rider on the Storm
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Colère nucléaire

Message non lu par Koiwai » 08 déc. 2015, 15:18

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Tome 1 :

Déjà à l'époque de sa collaboration avec Delcourt, Akata était fortement marqué par des thématiques écologiques qui ont pu prendre des atours très divers, allant de Tajikarao à Inugami en passant par les Fils de la terre... Quand Akata a pris son indépendance, cet engagement écolo est loin de s'être atténué, bien au contraire et pour notre plus grand bonheur, et il continue de parsemer sa ligne éditoriale d'idées fortes, que ce soit à travers des oeuvres comme les Pommes Miracle, et surtout des mangas anti-nucléaire profondément marqués par l'après 11 mars 2011.
Ainsi, après un shôjo, Daisy, qui revenait sur les conséquences de la catastrophe sur les habitants de la région de Fukushima à travers le destin d'une bande de lycéennes, et Je reviendrai vous voir, un shônen où George Morikawa et d'autres auteurs renommés mettaient en dessin le témoignant fort d'un bénévole, c'est un sein qui nous arrive. Un titre qui affiche la couleur dès sa couverture, avec un nom très évocateur et un symbole qui dit tout sur un fond jaune... irradiant.

Finie en trois volumes, cette série a été débutée quelques mois après la catastrophe et voit Takashi Imashiro, un mangaka amoureux de la nature et jusque là plutôt habitué aux mangas de pêche, étaler son ressenti après ce drame qui a marqué irrémédiablement le pays. A travers le personnage de Satô, un salaryman qui est ici son alter ego, l'auteur fait part de ses nombreuses craintes : au coeur d'une société où les informations ne cessent d'arriver, se contredisent ou ne disent pas tout, il ne peut rester impassible, ne peut reprendre une vie insouciante en faisant comme si de rien n'était, et ne cesse plus de se révolter contre toutes les conséquences d'une politique hypocrite.

Colère Nucléaire porte à merveille son titre, tant on y ressent constamment l'envie de Sato/Imashiro de sortir de ses gonds face aux danger du nucléaire et, surtout, face à tous les lobbies s'activant en arrière plan pour soutenir cette énergie si dangereuse pour la vie. Concrètement, le manga ne raconte aucune histoire : il s'agit d'un pur manga-documentaire où l'on suit les nombreux cris de colère, manifestations et investigations de l'auteur, et de ce fait il s'agit sans aucun doute du témoignage le plus approfondi qu'on ait pu avoir sur le sujet en France en matière de manga. Car à force d'un travail que l'on devine profondément impliqué, Imashiro délivre un portrait extrêmement riche de tous les coulisses liés à ce drame : derrière les décisions très contestées de réactiver les centrales, se trouvent des médias inaptes à tout dire et parfois trop liés aux politiques, les mensonges de ces politicards et patrons qui pensent surtout à leur place, aux relations avec les géants de ce monde et à l'aspect purement économique, les pressions d'une Amérique exerçant sa loi sur la nation nippone... et plus encore qu'un simple portrait très acerbe de cette société post-Fukushima, c'est un véritable cri de rage que pousse le mangaka en allant loin dans ses réflexions, critiquant par exemple l'égoïsme de certaines entreprises comme Uniqlo et allant jusqu'à mettre violemment en cause, comme plusieurs de ses compatriotes, le fameux Accord de partenariat transpacifique (ou TPP). Et ce que l'auteur offre est largement moins un ressenti sur l'instant qu'un cri d'alerte sur l'avenir qui nous attend, nous et les générations futures. Car on a beau en parler beaucoup moins désormais, les nombreuses conséquences du 11 mars 2011 commencent à peine à se faire ressentir et cela est plus que jamais d'actualité. Après tout, le manga sort chez nous en pleine COP21, le TPP tant décrié a finalement été signé en octobre de cette année... Quasiment 5 ans après le drame de Fukushima, Colère Nucléaire vient redonner un bon coup dans la fourmilière des consciences.

Pour porter ses nombreuses idées, Imashiro ne pouvait pas trouver mieux que cet alter ego qu'est Satô, personnage colérique vivant la situation jour après jour, semaine après semaine, au coeur de son pays. Via un dessin très simple, presque caricatural et très efficace pour dégager la colère du personnage, Imashiro délivre toutes les facettes de son ressenti. Sa défiance envers les médias, sa critique des politiques à commencer par Shinzo Abe et des hauts placés (comme Tepco, forcément), ses espoirs déçus face à certains noms comme Naoto Kan, ses nombreuses craintes face à la "dictature" américaine, son désespoir de voir nombre de ses compatriotes ignorer consciemment ou inconsciemment ce qui se passe... Le ton est acerbe, parfois assez violent puisque l'auteur n'hésite pas à dire les choses violamment.
De ce fait, l'oeuvre possède évidemment un parti-pris total, ne vise aucunement l'analyse neutre... et ça fait un bien fou, tant on n'a pas vu un manga-documentaire aussi engagé et sincère dans sa démarche depuis bien longtemps, et ce parti-pris n'empêche aucunement un énorme travail d'investigation.

En présentant le point de vue d'un Japonais dans son propre pays avec beaucoup de documentation, Colère Nucléaire n'est évidemment pas facile d'accès, et l'on peut dire qu'il s'agit avant tout d'un manga fait par un Japonais pour les Japonais tant il s'adresse en premier lieu à la population nippone pour les inviter à s'inquiéter et à réagir. Mais cela n'empêche aucunement l'oeuvre d'avoir une porté ô combien universelle, car ce qui se passe au Japon peut se dérouler ailleurs.
Il va donc sans dire qu'énormément d'analyses et de critiques faites par l'auteur sont purement ancrées dans la société nippone, et il y a énormément de noms, notamment de personnalités, qui sont très peu connues chez nous voire totalement inconnues (le lecteur pas spécialement intéressé par le pays connaîtra les noms de Naoto Kan, de Shinzo Abe... et ?)... et c'est précisément là qu'intervient l'édition française de haute volée fournie par Akata ! Il y a, tout d'abord, ces photographies en couleur au début, nous replongeant de suite dans la réalité, puis une chronologie assez détaillée de la catastrophe, un mot du traducteur lui aussi empli de colère, et une préface passionnante de 4 pages où David Boilley de L’ACROnique de Fukushima soulève des pistes autour de la catastrophe, de Tepco et de l'avenir. Il y a, ensuite, une belle postface de deux pages du manga, ainsi qu'une très intéressante interview (16 pages !) par l'auteur lui-même de Yasuo Tanaka, président de Nouveau Parti Nippon. Et il y a, enfin, l'impressionnant travail de l'éditeur sur les nombreuses clés de compréhension revenant sur tous les termes et noms spécifiques croisés durant la lecture ! Comptez pas moins de 8 pages d'explications, contenant près de 90 petites notes très bien fichues. Evidemment, cela sous-entend de se rendre extrêmement souvent (quasiment à chaque page, en fait) à la fin du livre pour lire ces notes et tout comprendre, mais vous l'aurez déjà compris : Colère Nucléaire est une oeuvre qu'il faut lire de préférence en étant très attentif, en prenant bien son temps pour tout assimiler, quitte à le lire en plusieurs fois. Dans tous les cas, c'est un récit documentaire passionnant, servi dans une édition exemplaire et qui a dû prendre énormément de temps de travail.
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