Sans aller à l'école, je suis devenu mangaka

Rubrique consacrée aux seinen, c'est à dire des séries se destinant à un lectorat adulte.
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Koiwai
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Sans aller à l'école, je suis devenu mangaka

Message non lu par Koiwai » 25 févr. 2016, 10:53

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Tout commence par une gifle violente et injustifiée, celle qu'une institutrice sur les nerfs inflige au petit Masatomo Tanahashi, élève de CP de 7 ans. Dès lors, la vie de ce gamin jusque là plutôt joyeux bascule : il a peur de retourner à l'école. Il en cauchemarde même, voyant dans ses cauchemars un monsieur en noir symbolisant ses peurs. Et l'école, à partir de cet incident, il n'y retournera que partiellement : malgré la succession à ses côtés de divers enseignants, prof à domiciles ou pédagogues, malgré la présence de ses parents qui tenteront bien des choses pour le ré-acclimater au milieu scolaire, il ne parviendra jamais à vivre une scolarité normale...

Cette enfance éloignée du système bien rangé, c'est en grande partie celle que l'auteur de ce manga, Syoichi Tanazono, a vécue. Pendant près de 290 pages, le mangaka invite ainsi le lecteur à découvrir son parcours aussi difficile qu'atypique de ses 7 ans à ses 13 ans, et nous plonge directement dans son récit en montrant à quel point un simple geste malheureux peut faire basculer une vie, surtout à un âge aussi jeune.

L'oeuvre prend pour thématique centrale la phobie scolaire, sujet on ne peut plus délicat, encore plus à notre époque où l'éducation et le milieu scolaire sont régulièrement remis en question... et pas uniquement au Japon ! Il suffit d'observer l'état de l'éducation en France actuellement pour comprendre que ce pavé de 290 pages a une consonance très universelle.

Pour autant, il ne faut chercher aucune critique acerbe dans ce récit, qui est avant tout une histoire personnelle sur fond de problèmes sociétaux, racontée à travers les yeux et les pensées d'un enfant en grande partie déscolarisé. La narration est effectivement très introspective et, le plus simplement du monde, nous montre tout ce que pouvait penser l'auteur au fil de ces années compliquées, poussant alors le lecteur adulte à se questionner sur des choses primordiales : Comment comprendre exactement ce que peut ressentir un enfant renfermé ? Comment être sûr de l'avoir bien cerné ? Comment l'aborder ? En nous plongeant du point de vue du héros enfantin, Tanazono inverse les choses et pousse la réflexion assez loin et fortement, par exemple en mettant en scène une jeune enseignante un peu dépassée mais positive qui pense bien agir pour le jeune garçon alors que ce n'est pas le cas.

Les problèmes sociétaux, donc, sont nombreux à être évoqués au fil du tome, et à leur tête on trouve forcément la délicate entreprise qu'est l'éducation scolaire... que le mangaka a le bon goût de ne jamais critiquer, préférant s'atteler à portraire les nombreux éducateurs qu'il a pu connaître. Des pédagogues tentant de comprendre son blocage sans forcément y parvenir. Des professeurs à domicile appliqués, tentant de le faire travailler comme il faut mais difficilement puisque Masa a tendance à ne pas étudier quand il n'en a pas envie, ou alternant les études avec deux jeux et des sorties pour permettre au gamin de renouer un lien avec le monde extérieur. Des instituteurs aux techniques très diverses, entre celle qui se montre très bienveillante et compréhensive, celle qui se contente d'exercer son travail sans chercher à sympathiser avec les élèves, celle qui, encore jeune, cache derrière son sourire constant le fait qu'elle est un peu dépassée et n'impose pas son autorité, celui qui cache une application très sérieuse et plutôt encourageante derrière son visage un peu effrayant, ou le dénommé Kumagaï, adoptant un comportement très impliqué et ludique à même de capter l'attention les gosses et de les mettre en confiance, et qui sera celui qui parviendra le plus longtemps à maintenir Masa sur une voie scolaire à peu près régulière.
Autant de cas qui montrent surtout à quel point l'instruction scolaire peut être difficile à appréhender, à quel point le métier d'enseignant peut être compliqué... et à quel point, tout simplement, l'éducation de manière générale est aussi délicate qu'importante. Par exemple, le cas de l'enseignante plutôt froide et distante permet de souligner à quel point il peut être important de nouer des liens avec des enfants si jeunes et ayant besoin d'une certaine affection. Et même l'enseignante auteure de la gifle, ayant rapidement compris son erreur due au stress, cherchera à s'excuser, mais sans succès.

Mais malgré tout, quels que soient l'année et l'enseignant, il y a toujours des jours où Masa ne va pas en classe, car même dans les meilleurs moments, d'autres problèmes viennent le replonger dans ses frayeurs, dans son incapacité à se rendre en cours, dans ses cauchemars d'enfant où le monsieur en noir revient le hanter. Il y a des événements inévitables dont il ne peut être qu'observateur : mort, suicide, éloignement contraint d'un ami cher... mais aussi des choses encore plus délicates, à commencer par le regard des autres (élèves, voisin...), ses désillusions aux examens, ou les brimades enfantines parfois très cruelles qu'il subira pendant un temps, du fait de son côté mal adapté, non-entré dans le moule. Cruelle réalité commune à bien des cultures.
Mais Masa lui-même n'est pas parfait et, presque sans vraiment le vouloir, peut se montrer un peu odieux et cruel dans son désir de réintégrer les enfants "normaux", comme le montre notamment un passage à l'issue difficile avec Horii...
Et même quand il parvient à plutôt bien s'intégrer, de nombreux tourments continuent forcément de se montrer en lui. Comment peut-il effacer l'anxiété qui a toujours été en lui concernant l'école ? Comment savoir s'il peut faire confiance aux autres ? Même s'il sait qu'il doit aller à l'école et qu'il veut y aller, comment faire disparaître ces choses qui le bloquent toujours ? Se dessinent ainsi des sujets délicats : le manque de confiance en soi et envers les autres, la difficulté de trouver sa place et de s'intégrer... et la peur de se trouver "anormal".

Il y a en effet une notion qui revient constamment, tout au long du volume : celle de "normalité". En ne parvenant pas à aller en cours et à s'intégrer au groupe, le jeune Masa a peur de devenir "anormal". Il cherche à être "normal", à faire partie du groupe, de cette micro-société qu'est la classe... quitte à ne pas être totalement lui-même en s'improvisant quasiment "leader" d'une petite bande à un certain moment. Mais être "normal" signifie-t-il forcément être bien ancré dans le moule sociétal ? Cette interrogation vient constamment à l'esprit du lecteur au fil des pages où il découvre le parcours de ce gosse qui, au bout de ses interrogations sur son avenir, voit se dessiner un lueur d'espoir à travers une chose : le manga. Et plus spécifiquement, un manga.

Dès la première page, en effet, Syoichi Tanazono fait référence à Dragon Ball. L'oeuvre d'Akira Toriyama ne quittera ensuite jamais le récit, revenant constamment plus ou moins fortement, à travers la passion du jeune garçon pour le dessin animé DBZ qu'il regarde à la télé et dont il redessine les personnages ou reproduit des scènes de combat, sa découverte passionnée du manga, son suivi en magazine, sa visite d'une exposition de planches originales qui le rend plus intéressé par l'auteur de sa série fétiche... Au fil de ces six années de vie, Dragon Ball sera là pour lui changer les idées, pour l'épauler, et même pour faire naître en lui une vocation, avec en point culminant une incroyable et véridique rencontre... S'il fallait le rappeler, voici un exemple qui montre tout l'importance de l'Art qui peut sauver une éducation et une vie.

Enfin, un mot sur les dessins. Ceux-ci, éloignés des standards (et ce n'est pas plus mal), dégagent toute leur saveur dans l'application que le mangaka y a mis pour faire ressortir les émotions de ses personnages, simples et jamais exagérées. Un beau travail qui colle parfaitement au fond, et auquel s'ajoutent quelques bonnes petits trouvailles comme la présence presque envahissante des trames noires dans les passages où Masa se sent le plus perdu.

Au Japon, Syoichi Tanazono a déjà publié divers récits courts et a remporté quelques prix, mais Sans aller à l'école, je suis devenu mangaka est son tout premier manga relié, paru dans son pays d'origine début 2015 après sa prépublication en 2014. Et l'on peut dire que le jeune auteur démarre avec beaucoup de force via ce récit semi-autobiographique peu habituel et incroyablement pertinent dans ses thématiques. Son parcours difficile a fait de lui ce qu'il est, il en a fait une force porteuse d'espoir qui se ressent directement sur son style, et l'on ne peut qu'espérer le revoir très vite !

Avec ses quasi 300 pages imprimées très qualitativement sur du papier bien épais, et sa traduction très claire et immersive, l'album vaut amplement ses 9,55€. En fin de tome, on trouve un jolie postface du mangaka, mais aussi un long texte de 4 pages d'Akira Toriyama lui-même, où il revient sur sa rencontre avec le jeune Tanazono... Plus non négligeable s'il en est, tant on sait que Toriyama n'aime pas trop s'exprimer et se montrer !
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