Le monde selon Uchu

Rubrique consacrée aux seinen, c'est à dire des séries se destinant à un lectorat adulte.
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Koiwai
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Le monde selon Uchu

Message non lu par Koiwai » 08 avr. 2016, 15:57

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Tome 1 :

Alice Tsunomine, nouvelle venue dans son collège, est très vite intriguée par Uchu Hoshino, un camarade de classe qui, dès le lendemain, est pourtant absent des cours. En compagnie du frère jumeau de ce dernier, le jovial Shinri, elle va à sa rencontre jusque chez lui et parvient à le faire revenir en classe. Mais très vite, Iya, un autre lycéen, prend à parti Uchu pour de nébuleuses raisons, et tout s'envenime jusqu'à ce que les deux adolescents finissent par se jeter du toit du collège. Et alors que plus rien ne semble pouvoir les sauver, ils atterrissent dans un arbre qui vient soudainement d'apparaître. Car Uchu ne peut pas mourir, puisqu'il est le héros du manga qui porte son nom, Le Monde selon Uchu, or qui voudrait d'un manga où le héros mourrait dès le début ? D'autant que dès lors il n'y aurait plus rien à raconter... En tout cas, pour Alice et certains de ses autres camarades (Uchu et Shinri bien sûr, mais aussi Iya, et l'adorable Chiyoko éperdument amoureuse de ce dernier), c'est l'heure d'une étrange prise de conscience : celle qu'ils vivent dans un manga, avec tout ce que ça implique...

Les oeuvres brisant le quatrième mur ne sont pas forcément rares. Parmi des oeuvres qui nous parlent bien, on peut citer Deadpool, ou Opus de Satoshi Kon. Mais Le monde selon Uchu, premier manga d'Ayako Noda paraissant en France, choisit une tout autre tournure, car la mangaka s'applique essentiellement à y décortiquer tout ce que cela implique pour ses personnages ayant conscience de leur situation. Et sur ce point, Noda pose des bases qui s'avèrent rapidement très prometteuses, dès la scène de l'arbre qui impose efficacement le statut d'Uchu en tant que héros, celui autour de qui tout le manga doit tourner.
Dès lors, en tant que héros, c'est lui que le dessinateur du manga suit au plus près, lui qui se sent constamment observé par un "monstre" venant d'en haut. Et dès lors que d'autres personnages viennent le côtoyer, eux aussi se retrouvent observés. Ils prennent conscience que des bulles dévoilant leurs pensées sont au-dessus d'eux, que certains aspect de leur intimité peuvent être vus... or, comment vivre en se sentant observé ? Uchu semble plutôt le vivre sans trop de crainte, ou, en tout cas, semble résigné. Ce n'est pas le cas d'Iya, qui ne supporte pas cette situation et soulève rapidement un autre problème : à partir du moment où ils sont des personnages créés par le dessinateur, sont-ils seulement maîtres de leur propre vie , Leurs choix sont-ils réellement les leurs ? Sur ce point aussi, ces adolescents adoptent des comportements bien différents. Quelqu'un comme Chiyoko, éperdument amoureuse d'Iya depuis un an, y voit un signe du destin, comme quoi elle était destinée à aimer Iya. Alice, elle fait, preuve d'abnégation et se questionne et réagit de façon presque terre-à-terre et plutôt réfléchie, comme lors de cette scène amusante où elle fait tout pour que le regard du dessinateur n'aille pas scruter Chiyoko sous la douche.
Ce que Noda nous propose également de suivre, c'est la vie quotidienne des "personnages secondaires" dès lors q'Uchu n'est pas près d'eux, et donc que le dessinateur ne les représente pas et que les lecteurs ne peuvent pas les voir. La mangaka nous invite à observer ce qu'habituellement l'oeil d'un lecteur de manga ne voit pas : ce que ces personnages vivent et pensent en dehors des scènes où ils ne sont pas avec le héros.
Enfin, il y a tous ces petits éléments qu'Ayako Noda décortique, concernant l'essence même du manga. Comme la prise de conscience par les personnages que des bulles dévoilent leurs pensée, le fait qu'il n'y a pas de volumes et qu'ils ne sont qu'en 2D, l'apparition de "gimmicks" typiques de certains genres (comme les fleurs apparaissant comme par magie tout autour de Chiyori, façon shôjo)... C'est un exercice de style brillant dans l'exploitation de son concept, et un récit doté de forts questionnements méta qui captivent facilement, notamment parce que cela nous pousse forcément à considérer différemment ces personnages, à ne pas les considérer uniquement comme tels, et dès lors à reconsidérer notre statut de lecteur.

Dans tout ça, pourtant, certains lecteurs pourraient se sentir un peu "hors-jeu", tant, pendant une bonne partie du tome, on ne semble avoir affaire qu'à un exercice de style/récit méta certes très poussé, mais ne racontant rien de très concret. Pour cela, il faut attendre la prise d'importance d'un autre personnage, le prof de dessin Samejima, seul adulte apparaissant de près avec un visage précis, qui va amener des interrogations essentielles (quelle fin le dessinateur a-t-il prévu au manga ? Que deviendront-ils après cette fin ?), et qui va pousser Uchu à prendre conscience de certaines choses, au point de prendre une décisions cruciale dans une fin de volume qui semble devoir faire passer encore un cap à l'oeuvre... réponse dans le tome 2.

Visuellement, Ayako Noda possède un dessin qui est en lui-même agréable, notamment pour certains visages très insistants et prononcés. C'est toutefois dans le registre des angles de vues, des cadrages et de la mise en scène que la mangaka suscite le plus l'attention. Il fallait évidement cela pour mettre en exergue toutes les spécificités de son oeuvre concernant le fait que les personnages ont conscience d'être dans un manga. Mais il faut aussi souligner les nombreuses vues nous incitant à scruter et observer les personnages, ce qui renforce habilement le questionnement sur notre rapport à l'oeuvre en tant que lecteur.

Avec ce premier volume, cette première moitié, Ayako Noda pose donc un concept qu'elle semble vraiment vouloir exploiter jusque dans ses limites, mais pour en avoir la certitude il faut attendre le deuxième et dernier volume. En tout cas, une chose est déjà sûre : l'oeuvre s'avère assez unique en son genre et vaut sans nul doute qu'on y jette un oeil.
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Re: Le monde selon Uchu

Message non lu par Koiwai » 08 avr. 2016, 15:58

Tome 2 :

Les paroles du prof Samejima ont fait prendre conscience à Uchu que tant que lui, le héros de ce manga, sera là, Alice et les autres ne pourront pas être tranquilles et continueront d'être épiés par les lecteurs. Aussi, pour arrêter de leur infliger malgré eux cette condition de personnages secondaires, il a décidé de quitter les pages du manga, de disparaître de cette oeuvre dont il est pourtant le héros.
Le quotidien continue pour les autres personnages. Iya et Chiyoko se rapprochent et font même une sortie ensemble. Shinri, lui, continue de chercher une trace de son frère et d'espérer son retour, tandis qu'Alice semble petit à petit l'oublier...
Et Uchu alors, où est-il parti ? Hé bien, ses pas l'ont conduit dans ce qui semble être un autre manga, et plus précisément jusqu'à une maison où il ne tarde pas à rencontrer celle qui lui a donné vie, la dessinatrice Ayako Noda.

Le premier volume du Monde selon Uchu, intrigant, nous plongeait essentiellement dans le point de vue des personnages eux-même, ayant pris conscience qu'ils sont des personnages de manga. Il nous invitait aussi, par cela-même, à nous interroger sur notre point de vue et notre place de lecteur. Ces deux points de vue sont encore présents dans ce deuxième et dernier tome. On continue d'y suivre le quotidien des personnages secondaires qui tentent de poursuivre leur vie en comblant comme ils le peuvent le vide laissé par le héros disparu. Chacun d'eux a une réaction différente témoignant de leurs doutes quant à leur statut de simple "personnage", et certaines réactions et paroles, comme quand Iya conseille à Chiyoko ne pas regarder sur sa gauche parce que nous lecteurs sommes en train de les observer, continue de souligner notre rôle de lecteur-spectateur. C'est d'autant plus efficace que le travail d'Ayako Noda sur les angles de vue et les cadrages fait des merveilles d'immersion à plus d'une reprise.

Mais entre personnages et lecteurs, un troisième point de vue vient désormais se mêler : celui de la dessinatrice elle-même, Ayako Noda, qui se met en scène aux côtés d'Uchu... pour tenter de le remettre sur la voie de héros qui est la sienne ? Pour lui expliquer des choses sur son statut ?
Cette mise en scène accentue forcément certaines interrogations. Est-ce Ayako Noda qui a d'elle-même fait venir Uchu jusqu'à elle ? Ou est-ce Uchu qui a réellement su prendre de son propre chef la décision de quitter son manga, obligeant ainsi sa créatrice à s'adapter ? Dans tout ça, qui décide réellement ? Et au bout de ce récit destiné à se terminer à son chapitre 16, que deviendront ces personnages ? Disparaitront-ils ?
En mettant en scène son alter ego dans son manga et en la faisant interagir avec Uchu, c'est une facette d'elle-même qu'Ayako Noda dévoile. Elle le fait par le biais d'anecdotes (par exemple, concernant les noms des personnages qui ont tous un lien). Elle le fait également en exposant tous les aléas de son travail : la manière dont les personnages peuvent échapper à leur auteur, la façon dont l'auteur peut mettre une partie d elui-même dans ses personnages (via la ressemblance entre Ayako et Alice), les exigences éditoriales décidant de la durée de vie de la série, les changements en cours de route, les idées écartées... Mais elle le fait surtout en mettant en avant son rapport à ses personnages, à ses créations : son attachement à leur donner vie, à faire en sorte qu'ils ne soient pas oubliés par les lecteurs même une fois la série achevée, afin qu'ils continuent quelque part à exister... En cela, la toute fin de la série est particulièrement maligne, et la démarche d'Ayako Noda n'en paraît que plus sincère et juste, d'autant que chaque personnage y trouve son rôle.

Sacré tour de force, donc, que ce deuxième et dernier tome encore plus atypique que le premier, et où Ayako Noda pousse jusqu'au bout ses idées. Aussi exigent que subtil, Le monde selon Uchu est une oeuvre aux multiples richesses, interrogeant en profondeur sur la place des personnages, des lecteurs et de l'auteur, sur leurs liens indéfectibles, mais aussi sur une vision sincère et assez intimiste du rôle de mangaka.

Enfin, un mot sur l'édition qui ne comporte aucune fausse note, s'encrant pleinement dans les standards de Sakka avec sa traduction limpide d'Aurélien Estager, son papier épais et souple, sa bonne qualité d'impression et me^me son travail généreux sur les numéros de pages qui font partie intégrante de l'oeuvre.
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