Gunslinger girl 1-10 :
Tout lecteur de manga finit un jour par s'apercevoir que ce type de lecture repose sur des schémas redondants.
C'est valable pour le seinen. Etre blasé voire écoeuré des mêmes retournements de situation et ficelles n'est pas rare. La lassitude s'instaure, pas besoin d'avoir une gigantesque collection. Après avoir lu certains titres, on se dit qu'on commence à avoir vu pas mal de choses. On devient passablement exigeant
. On se résout même à ne plus être aussi surpris qu'avant...
Et pourtant. Quand un manga tel que Gunslinger girl s'immisce dans vos lectures, ce n'est pas une agréable surprise mais une éclaircie revigorante qui illumine votre mangathèque jusque-là plongée dans une inertie de titres qui finalement, se ressemblent...
C'est frais, c'est innovant, c'est touchant, ça sonne surtout très « vrai ». A savoir que Gunslinger girl est un seinen ultra-réaliste comme on en fait peu.
Cela commence par un scénario non anodin. En Italie, pour combattre le crime organisé et les groupuscules indépendantistes du Nord, le gouvernement prend une mesure extrême. Le Bureau des aides sociales, sous couvert d'activités sociales et médicales lambda, assure en fait la logistique pour une équipe de professionnels chargés de maintenir l'ordre public et la République : élimination de chefs de clan, protection de témoins-clefs... La mesure est d'autant plus extrême que les soldats de l'agence sont toutes des jeunes filles, reconditionnées physiquement et psychologiquement après divers accidents graves. Placée sous la tutelle d'un adulte membre de l'agence, chacune est devenue un cyborg, mi-humaine, mi-robotisée, véritable machine à tuer. Pour autant, elles ne sont pas privées de sentiments, notamment à l'égard de leur tuteur...
Tout au long des 10 tomes parus, l'auteur va encore plus loin qu'une oeuvre telle que Ghost in the Shell, qui explorait déjà pas mal (c'est le cas de le dire
) de pistes philosophiques glissantes : compatibilité entre l'Humanité et les cyborgs ; sentiments, raisons de vivre, libertés et droits des cyborgs etc...
Et en 10 tomes, c'est juste affolant comme le travail de Yu Aida, auteur de Gunslinger girl, est juste. Il déborde de talent et insuffle une âme à chacun de ses personnages. Tout est soigné, expliqué, amené avec justesse. Rien n'est laissé au hasard. Pas de remplissage. Pas de facilités ni de séquences trop rapides non plus. Profitant de ce travail, plus d'une douzaine de personnages du manga font par conséquent partie des personnages les mieux travaillés et les plus réalistes qu'un genre comme le seinen peut comporter. Voui, voui, à ce point...
L'ambiance italienne, les conflits au sein du pays, notamment tout ce qui entoure les enjeux politiques, tout est traité avec une justesse rare. Je me demande même comment ce manga est accueilli en Italie, les sujets abordés étant certes captivants mais pour le moins osés voire dangereux. Les conflits politiques ne sont pas seulement évoqués mais approfondis et merveilleusement exploités. Ce n'est pas sous forme de références que Yu Aida travaille : l'univers de Gunslinger girl est l'Italie contemporaine, avec quelques ajouts fictifs par-ci par-là. Des ajouts fictifs qui jouent avec le mental des lecteurs : une agence secrète maintenant l'ordre public en utilisant des jeunes filles, qui plus est cybernétisées et exploitables à volonté... Tellement improbable dans une société occidentale mais tellement réaliste lorsque c'est Yu Aida qui introduit le sujet !
Les petites filles soldats faisant plus ou moins nymphettes (c'est seulement le cas pour les deux plus vieilles) selon l'accoutrement revêtu pour les missions, on pouvait craindre que leurs relations avec les adultes virent vers le fan-service. Une crainte qui ne se vérifie clairement pas durant la lecture. Si les relations avec les tuteurs sont excessivement ambiguës, elles ne comprennent aucun côté malsain et obscène. L'auteur ne dérive jamais, pas sur une seule case en 10 tomes. Jamais les jeunes filles ne sont dénudées ou dessinées dans des positions affriolantes. Yu Aida se fonde essentiellement sur la psychologie de ses personnages, pas une quelconque attirance physique.
Parfois quelques discussions incongrues entre les personnages laissent entrevoir des bribes d'humour... un humour pour le moins mature... un humour très sérieux en fait (l'oxymore reprend bien ce que j'ai ressenti).
L'humour est par exemple présent dans des séquences tranches-de-vie, sur le quotidien des jeunes filles. Une de ces séquences m'a surpris, remplie d'humanité et rendant les jeunes filles encore plus attachantes. Il y est question de la sexualité des jeunes filles (les règles, qui sont de leur âge), un passage durant lequel celles-ci ironisent, rient... Surprenant
.
Se rajoute à tout ça une très grande maîtrise dans la mise en page des scènes d'action (jouissives tant elles sont lisibles). Le scénario avance lentement mais sûrement (toujours des réponses sont données, jamais le lecteur n'est frustré).
Comme si cela ne suffisait pas, Yu Aida joue avec le temps : flash-back et retours dans le présent à profusion, toujours bien placés (pas de lourdeurs dans le récit), aucune incohérence dans la chronologie...
Yu Aida joue aussi avec l'espace, si on peut dire, pour nous amener en France (PACA), en Allemagne, au Pays-Bas (Europol siégeant à la Haye), en Russie, et partout en Italie et en Sicile (campagnes, rues, bâtiments publics ou monuments historiques...).
Niveau dessins, c'est donc très varié. Les décors italiens sont parfaitement retranscrits. L'auteur nous gratifie d'un grand nombre de planches superbes. Le style général est assez froid (peu de trames, peu de crayonnés) mais cela colle très bien. Côté personnages, on peut relever quelques faiblesses, mais rien de très grave. Certains personnages adultes peuvent parfois se ressembler (la variété des visages, un problème récurrent chez des mangakas pourtant talentueux...) et les fillettes ont des bouilles un peu rondes... Ces critiques sont à nuancer car l'auteur demeure la plupart du temps irréprochable. Il introduit une quantité de personnages (tous ayant une utilité et une personnalité propre, on est loin des shonen et seinen lamdas...) sans que l'on ressente une gêne durant la lecture, puisque ceux-ci sont tous bien différents d'un point de vue graphique. Etre pointilleux et sévère face à un manga comme celui-là est néanmoins nécessaire, on ne lui trouverait sinon aucun défaut.
Ainsi, que ce soit dans l'ambiance, les graphismes, le scénario, les relations entre personnages, tout dans Gunslinger girl reflète le professionnalisme de son mangaka. Celui-ci a, c'est indiscutable, un objectif tout au long de son oeuvre : une fiction (on l'espère...) dans un univers tout ce qu'il y a de plus réaliste et proche du nôtre.
Du côté de l'adaptation d'Asuka, on regrettera un prix élevé pour ce genre de format, des coquilles et trop de coupures sur les bords de pages. L'encrage est très bon et la traduction parfaite : mature, technique, aucune faute de goût...
Les commentaires de Rodolphe Massé à la fin de certains tomes sont passionnants et permettent d'engager une réflexion poussée sur certains thèmes. Ces commentaires complètent parfaitement le travail de l'auteur. Dommage que ces « bonus » soient si rares (une analyse de deux pages sur les enfants-soldats, une autre, de deux pages encore, sur les snuff-movies).
Gunslinger girl se pose comme un indispensable dans sa catégorie. Il s'éloigne des autres par un scénario osé, n'utilise pas les ficelles habituelles, ne sombre pas dans les méandres des facilités récurrentes du manga. Prenons pour exemple le fan-service. Qu'il soit complètement absent est un ravissement pour moi : il aurait été fatal pour l'ensemble de l'oeuvre, en même pas deux cases, tellement il aurait été inapproprié.
Une chose peut-elle empêcher le manga d'atteindre un rare niveau d'excellence sur la durée ? Une fin précipitée, évidemment... Ce qui ne semble pas être le cas, la couverture du tome 11 montrant que l'auteur ne laisse, je me répète, rien lui échapper... (le duo le moins mis en avant jusqu'à présent figure sur la couverture
). Ou alors céder au fan-service ? Cela serait étonnant...
10 tomes, chacun apportant sa pierre à l'édifice, sans qu'aucun soit moins bon qu'un autre. Un degré de qualité (à savoir excellent) on ne peut plus régulier. Un manga où rien n'est à jeter, de n'importe quel point de vue. Rarissime. Même les plus grandes séries ont leurs "chapitres maudits" (pour de pas dire un volume entier), des chapitres qui ne sont pas à la hauteur...
Le seinen peut brandir cette oeuvre comme modèle : des questions subtiles, une analyse éclairée, dans un environnement violent et pourtant si réaliste...
That's why I read manga je crois.
Un manga admirable