


Ki-itchi
de Hideki Arai
Editeur : Delcourt
Parution Française : 9 volumes (en cours)
Résumé
Dans une société japonaise sclérosée, où les plus vils penchants humains se camouflent sous le masque des convenances, le jeune Ki-itchi, bambin de 3 ans ne semblant pas connaître la douleur, fait office d’exutoire. Incapable de se plier aux normes dans la société dans laquelle il vit, il ne cesse de se battre avec ses camarades. Mais sous son allure de jeune garçon violent et incontrôlable, Ki-Itchi cache en fait un sens inné de la justice exacerbé et se pose spontanément, selon ses propres critères, comme le défenseur des opprimés.
Toutefois, l’équilibre fragile qui régit le cocon familial de Ki-Itchi va rapidement se trouvé bouleversé par de sinistres évènements… Et d’aventure en aventure, Ki-Itchi se retrouve plongé dans un monde qu’il ne comprend pas (fautes d’avoir les armes requises) : celui des adultes…
Pour aller plus loin (suite du résumé) petit spoil
Après la mort de ses parents, Ki-Itchi se retrouve recueilli par des clochards, qui le feront grandir bien avant l’âge normal. Vivant en exil pendant plusieurs mois, caché de la police qui le cherche, Ki-Itchi est initié au monde des adultes dans sa forme la plus crue. Avant d’être, suite à un nouvel accident, perdu dans la nature. Autre expérience qui finira de faire de Ki-Itchi un petit garçon définitivement hors-normes.
Quelques années passent ensuite, et Ki-Itchi, désormais élevé par ses grands-parents, se voit réintégré à la société. A l’école primaire, il fait la rencontre, pour la première fois, d’amis qui lui permettent de franchir une nouvelle étape dans le développement de sa personnalité. Rapidement, Ki-Itchi se rend d’ailleurs compte qu’une de ses camarades de classe, le souffre-douleur de l’école, est prostituée par son père. Armé de son seul poing, levé au ciel comme une menace, Ki-Itchi se lance alors dans une vendetta contre tous les coupables…
Dans la lignée du corrosif The World Is Mine, Arai peint un tableau saignant de la société japonaise contemporaine. A travers le regard du petit Ki-Itchi Someya, il semble en fait en dénoncer tous les travers. Satyre moderne, Ki-Itchi est un manga sociétal tout aussi bien qu’une quête de justice.
Ki-Itchi, insaisissable bambin :
L’une des grandes forces de l’œuvre d’Arai est de présenter un héros difficile à cerner. Loin des jeunes héros de Shonen dont on connaît les moindres pensées, limpides, Ki-Itchi se révèle étranger, en premier lieu, aux yeux du lecteur. D’une part, parce qu’il est peu loquace et n’exprime rarement ses sentiments –et encore le fait-il par quelques mots lapidaires- et d’autre part parce que les traits de son visage restent immuablement les même, grimaçant et apparemment furieux. Difficile donc de s’identifier, comme à l’accoutumée, à ce héros. Ki-Itchi vise plutôt à l’abstraction et à la conceptualisation incarnée de certaines valeurs morales.
Au fur et à mesure que l’histoire avance, on en vient cependant à se rendre compte que ses actes sont immanquablement motivés par une même aspiration : la lutte contre toute forme d’injustice. C’est avec l’adjonction à ses côtés de Kai, jeune surdoué parfaitement complémentaire, et de Misato, victime esseulée, sorte de muse, que Ki-Itchi (le protagoniste comme l’œuvre) semble prendre toute son ampleur.
Un portrait au vitriol de la société japonaise :
Les critiques portées à la société japonaise sont multiples et éparpillées tout au long du manga. Ainsi, si Arai peint dans un premier temps un portrait peu flatteur des mères des camarades de classe de Ki-Itchi, commères futiles, ou des méthodes d’éducation plus que douteuses –peut-on réellement faire comprendre à un enfant qu’il est interdit de violenter ses camarades en le réprimant d’une baffe ?- ; Arai retrouve rapidement ses thèmes de prédilection. Le monde politique, pourri jusque à la moelle, les média présentés comme de simples rapaces manipulables à l’affût du moindre scoop ou la lâcheté et l’hypocrisie de chacun face au malheur d’autrui sont les grands principes d’une société amorphe, décriée avec un talent rare.
Un pavé dans la mare de la bienséance :
Moins provoquant que The World Is Mine, Ki-Itchi n’en reste pas moins une œuvre profondément subversive. Plusieurs tabous communs aux sociétés industrielles contemporaines sont brisés avec ferveur, de même que grand nombre de valeurs morales sont judicieusement interrogées par Arai. On pense par exemple aux diverses scènes de sexe, jamais glamour, qui ont lieu au cours du périple. Tout y passe : fantasmes sexuels déviants, inceste, prostitution… Ou aux divers accès de violences donnant une teinte tragique à l’œuvre. On pense aux divers assassinats ou encore à la violence de plus en plus extrême de Ki-Itchi. D’une violence aussi bien physique que morale, Ki-Itchi n’est pas à mettre entre toutes les mains et en choquera plus d’un…
En outre, la lutte de Ki-Itchi paraît pour ainsi dire ambigüe, paradoxale. Se lançant à corps perdu dans sa lutte contre l’injustice, Ki-Itchi en vient à passer à tabac certains coupables. Ou en vient même, lors d’une scène choc, à frapper un à un tous ses camarades de classes –victime inclues- lorsque ceux-ci en viennent à brimer la frêle Misato. Le verdict est sans appel : tous coupables ! La lecture de Ki-Itchi n’oublie donc pas de susciter chez le lecteur plusieurs interrogations (l’inaction est-elle le germe de la culpabilité ? la fin justifie t’elle nécessairement les moyens ?).
Le fond et la forme :
Si j’ai principalement décrit ici le fond, les thèmes abordés ou l’éventuel message de l’auteur, il convient maintenant de montrer en quoi Arai ne néglige pas pour autant ce qui, pour un manga, est essentiel : l’enrobage. La patte graphique d’Arai est relativement classique, et ne joue pas sur l’esbroufe mais sur des décors hyper soignés et une minutie étonnante. Le dessin se rapproche, en version plus détaillée et moins cartoon, de la patte de Mizuki (Kitaro le repoussant), sans pour autant oublier d’être un manga de son temps. Les personnages ont la particularité d’être dessinées de manière assez laide : pour dénoncer les travers du genre humain, Arai dessine des hommes bossus, légèrement difformes et des femmes peu attrayantes…
Enfin, la construction scénaristique, la mise en scène est assez remarquable. Arai parvient à décrire un univers extrêmement riche avec une multitude de personnages tous bien travaillés, tout en maintenant un certain rythme et un certain suspense… Pour qui s’en donne la peine, Ki-Itchi se révèle être une lecture haletante en même temps qu’une analyse sans concessions.