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Number 5

Posté : 11 août 2008, 01:46
par Drazorback
Number 5
Auteur: Taiyou Matsumoto
Editeur: Kana -Made In
Série en 8 volumes (finie)

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Scénario:

Peut être sur Terre, surement dans le futur, un homme appelé Yuri -ou Five, c'est selon- a enlevé une fille appelée Matriochka. Five est en fait un nom de code démontrant l'appartenance du dit Yuri au conseil Rainbow, sorte d'armée de super combattants officiant pour la paix. Les Rainbow sont 9, comme les couleurs de l'arc-en-ciel, et leur patronyme en forme de numéro reflète leur place au sein de la hiérarchie de cette super armée. Criminel ayant trahi sa famille, Five est tout d'abord poursuivi par les membres du conseils Rainbow qui cherchent à arrêter ce, désormais, danger public. Le récit commence, à proprement parler, alors que Five abat Nine à l'aide de son Sniper. Quel dommage, c'était un homme bon: il aimait la musique classique...
Pourquoi Yuri a t-il abandonné les siens pour Matriochka au péril de sa vie? Qui sont exactement ces hommes aux étranges super pouvoirs? Pourquoi Papa, brillant scientifique, est-il déguisé en lapin rose? Voilà autant de questions que se pose le lecteur à la lecture des premières pages de Number 5.

Pour aller plus loin (spoils):

S'ensuivent donc multiples affrontements entre Number 5 et ses poursuivants qui sont autant d'occasion de comprendre un peu mieux le conseil Rainbow, les intérêts et divergences de ses membres. Et en parallèle, d'assister à la remise en cause du Rainbow en tant que branche rattachée à l'armée de la paix, jugée inutile puisque qu'incapable d'arrêter un simple(t) criminel. Ainsi ce sont deux trames qui se jouent en parallèles tout en étant liées: la fuite de Five et l'ascension de One, maitre du conseil Rainbow, dont on se rend de plus en plus compte du pouvoir de manipulation. Indirectement, Number 5 narre donc la lutte entre Five l'égoïste et One l'utopiste.

Un récit éclaté éclatant

De prime abord, Number 5 intrigue plus qu'il n'accroche. Sans aucun repère spatio-temporel, on est plongé au cœur de l'action et ce sans la moindre explication. Les motifs de Five restent ainsi parfaitement énigmatiques et ce, pendant très longtemps. On se laisse alors porter pendant la première moitié de la série par ce héros apathique, se contentant de se défendre contre ses assaillants. C'est au tome 4 seulement que Matsumoto daigne expliquer que l'histoire se déroule dans un lointain futur et que l'homme a force de trop manipuler la science (Matsumoto reste évasif) a fini par entrainer l'extinction de la plupart des espèces terrestres, lui y compris.
De plus, au plus de prolonger le flou pendant un certain temps, Matsumoto s'amuse à lancer plusieurs pistes à suivre en même temps. Flashbacks, délires visuels de plusieurs pages, Matsumoto n'hésite d'ailleurs pas à s'attarder plusieurs pages sur les sentiments d'un personnage -aussi secondaire soit-il. De même, Five, pourtant héros de cette fresque ne fait que subir les évènements et erre sans autre but que la pur découverte de nouveaux paysages. Dans ces conditions, difficile de garder le fil: on se laisse surtout porter par l'histoire.
Puis, le glissement s'opère. Les personnages prennent de l'ampleur, sur le tas. On apprend à connaitre Five à travers son maitre Victor, lui aussi parti à sa poursuite. Les fréquentes incursions des autres membres du conseil Rainbow comme des hauts dignitaires permettent aussi de mieux connaitre One. On se met à le craindre, cet utopiste au pouvoir fascinant, au charisme magnétique a t-il réellement bon fond? Ses actes cachent-ils leur part d'ombre? Va t-il se détraquer? Subtilement, Matsumoto change de perspective. Pendant plusieurs volumes, il oublie Five -tout juste y fait-il allusion lors d'un discours radio histoire de ne pas l'oublier- et se concentre sur l'ascension de One... Number 5, de par sa narration externe évite tout manichéisme et Matsumoto nous laisse seul face à nos choix: qui faut-il croire, qui faut-il craindre?
Les familiers de l'œuvre de Matsumoto seront moins surpris par une autre de ses constances: le discours métaphorique qui rend les propos parfois moins limpides, laissés à la libre interprétation du lecteur. On ne manquera pas de signaler la présence d'un "code Matsumoto", qui donne autant de poésie à l'œuvre qu'elle ne lui enlève de clarté de narration. Et pourtant. Malgré toutes ces difficultés, toutes ses barrières, on prend un plaisir fou. Le puzzle se reconstitue lentement, mais assurément. C'est parfois à l'aide de simple détails, de simple allusions qu'on parvient à avancer dans notre compréhension de l'univers de Number 5. Et le bonheur n'en est que renforcé.
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Un univers sous influences

Ici, l'influence semble double. Tout d'abord, on décèle un hommage avoué à l'ambiance Métal Hurlant, et en particulier à l'Arzach de Moebius. Il suffit, pour s'en persuader, de jeter un œil au héros d'Arzach puis à Five ou aux bêtes étranges créées et aux décors abracadabrants de la série. D'autre part, de par ses délires permanent (et notamment lors du passage où Four -jumeaux illusionnistes- entrent en scène) on pourra penser à l'influence de certains psychotropes. Et si Matsumoto a fait sans, c'est tout comme.
L'univers de Number 5 est d'une richesse absolue. Chaque moindre détails est soigné à l'extrême, malgré le côté volontairement brouillon du dessin. Grâce à la génie de son trait, Matsumoto donne vie à chaque élément de décor, à chaque figurant. Ici, le monde est bucolique: Matsumoto tartine planche après planche des animaux plus ou moins réalistes, qui laissent généralement la place à un certain apaisement. Le design des personnages n'est pas en reste: les changements de costumes sont choisis avec soin tout en conservant l'esprit de chaque protagoniste, pas de resucées ici puisque chacun a le droit à un design qui lui est propre. La vigueur du trait de Matsumoto, sa grande force de caractère, donne à chacun une véritable consistance.
En outre, sans donner l'impression d'avoir du mal, Matsumoto nous gratifie d'une mise en page originale et dynamique, nous offre des perspectives hallucinées et donne aux quelques scènes d'action (la dantesque poursuite de Three) un souffle et un dynamisme sans équivalents. Il est quasiment impossible pour moi de trouver la moindre faille au graphisme de cet auteur: d'une beauté inouïe, d'une créativité époustouflante et d'une classe rare, voilà comment on pourra résumer la patte de Matsumoto. Rien que pour son dessin, n'importe laquelle de ses œuvres vaut la peine d'être lue...

Une fable philosophique

Mais Number 5 tire de plus une force toute particulière de sa capacité à traiter de sujets importants sans en avoir l'air. L'un des plus évidents semble être la réflexion épistémologique qui résulte de la création du conseil Rainbow. En effet, les différents membres du conseil n'ont d'humain que l'apparence puisqu'ils sont la création du génial scientifique qu'ils nomment -ce qui ne manquera pas de perturber- Papa. Ainsi, Number 5 s'inscrit dans la tradition qui depuis Frankenstein s'interroge sur le rapport entre créateur et créatures. Sont-elles réellement soumises aux dictats de leurs maitres? Le développement permanent de l'intelligence artificielle leur permet-ils de se procurer un substitut d'"âme"? Jusque quel point peut on contrôler les produits scientifiques? Matsumoto y apporte une réponse assez claire: l'homme n'est pas capable de contrôler son destin et toute tentative est vouée à l'échec (d'où la disparation de toute la faune et la flore).
Mais, des questions d'ordre politique sont également induites par son récit -de manière suffisamment explicite, à vrai dire. Quel est le rôle de l'armée? Et de manière générale -c'est un problème qui touche plus particulièrement le Japon- en quoi la constitution d'une armée de défense (ici, pour la Paix, brandie comme un symbole faussement évident) entraine t-elle des problèmes de sécurité? L'opposition entre Victor -optant pour l'éradication des criminels- et One -préférant le dialogue- propose une dialectique on ne peut plus intéressante des problèmes de sécurité. Suffit-il de résoudre par la force les problèmes d'insécurité ou faut-il les envisager à long terme?
Enfin, un autre thème me semble être au centre de l'oeuvre, peut être de manière plus implicite. Il s'agit de la manipulation par l'image, et notamment de l'endoctrinement. One, manipulé par Victor et par son instinct de créature, cherche à devenir le roi du monde afin de le mener vers la Paix et l'Amour éternel. Or, il n'utilise pas d'autres moyens que la manipulation par l'image. Grâce à des apparitions télévisés, à la diffusion d'un dessin animé de propagande sur les Rainbow ("c'est important pour moi" dit-il) et à son charisme magnétique, One parvient à être adulé par beaucoup. Sa tentative d'unir le monde -par une certaine de communion unilatérale, lui imposant son emprise sur toute forme de vie- rappelle en certains points certaines dérives autoritaires, voire totalitaires. Et c'est par la description de ce mécanisme de manipulation que Matsumoto rend le personnage de One si intriguant et effrayant. Quel besoin d'user de force, quand la seule persuasion fonctionne?

En bref

Number 5, plus longue oeuvre en date de Matsumoto constitue surement le sommet de sa bibliographie. Après des succès tels que Printemps Bleu, Ping Pong et Amer Béton, ce mangaka insolemment surdoué nous montre l'étendue de son art. Number 5 constitue une apogée graphique comme narrative, dont la richesse supporte aisément multiples relectures pour bien en saisir tous les enjeux. Et une ode naïve à Mère Nature.
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