Les oeuvres courtes de Yôji Fukuyama
Don Giovanni

Chronique à venir.
Le Jour du loup

Alors qu'il séjourne dans un quartier résidentiel à proximité d'un bois en compagnie de sa future épouse Natsuko, de sa future belle-soeur Kanoko et de la servante des deux demoiselles, Taihei ne se doute pas encore de la folle journée qu'il est sur le point de vivre. Alors qu'un soir, Kanoko est victime d'une étrange maladie héréditaire lui faisant pousser des poils sur tout le corps et lui offrant un caractère plus sauvage qu'à l'accoutumée, c'est peu après au tour de Natsuko de se transformer en femme-loup en pleine nuit et de disparaître dans la nature. Partis à sa recherche, Taihei et Kanoko ne tardent pas à tomber sur le corps sans vie d'un inconnu. Et quand la police et un mystérieux duo d'assassins s'en mêlent, c'est une véritable course-poursuite pour retrouver Natsuko qui s'engage entre les différents camps.
A première vue, on pourrait s'attendre à trouver dans le Jour du loup un manga à tendance fantastico-horrifique. Or, ce n'est pas le cas, car ici, la maladie dont sont atteintes Natsuko et Kanoko, qui constitue l'évènement fantastique du récit, n'est que le point de départ d'une course-poursuite insolite et effrénée, au sein de laquelle l'expression "effet boule de neige" prend tout son sens: nous avons ici un titre qui commence doucement, puis qui, à partir de la disparition de Natsuko, enchaîne des évènements insolites et des retournements de situation délirants qui en entraînent irrémédiablement d'autres, constituant ainsi un diabolique engrenage dont Taihei perd peu à peu la maîtrise, et accélèrant petit à petit le rythme du récit jusqu'à l'atteinte d'un climax final tout à fait improbable.
Tandis que le rythme s'accélère peu à peu, l'absurdité du récit, présente dès le début avec cette curieuse maladie du "chien", ne cesse de croître, pour le plus grand plaisir du lecteur qui se régale devant cette course-poursuite délirante et quasiment jubilatoire tant elle est bien menée.
Si le Jour du loup est si bon, cela est dû en grande partie à la grande maîtrise narrative de Yôji Fukuyama, qui offre un dynamisme exemplaire à son oeuvre en se basant sur des angles de vue originaux, des effets de plongée et de contre-plongée incessants et un coup de crayon finalement assez simple mais terriblement expressif, faisant fort bien ressortir les différentes émotions des personnages tout en leur insufflant un petit je ne sais quoi de folie.
Avec le Jour du loup, Fukuyama nous offre un divertissement très rythmé, bourré d'inventivité, et dont il se dégage un humour particulier et une folie douce absolument délicieuses.
Bienvenue au Gamurakan


Tome 1:
Après Don Giovanni et le Jour du Loup et avant Voyage à Uroshima du même auteur, les éditions Casterman nous proposaient Bienvenue au Gamurakan, série en deux tomes et unique série de l'auteur parue en France à l'heure où j'écris ces lignes, les trois autres oeuvres étant des one-shot.
Un jour, l'avocat Aoi Midorikawa voit débarquer dans son bureau une vieille femme venue lui demander de faire expulser un locataire d'un appartement dont il ne paie pas le loyer depuis plusieurs mois. Arrivé sur place, il se retrouve face à une porte verrouillée par plusieurs cadenas et dont la poignée est couverte d'un étrange liquide collant. Bien qu'il préfèrerait rentrer chez lui, il finit par apercevoir par la fenêtre d'étranges petits êtres à l'apparence d'angelots, entièrement nus et volant dans les airs. Poursuivant son enquête, il est victime de ces curieuses créatures qui prennent possession de son corps et commencent à se répandre...
Si les autres titres de Yôji Fukuyama étaient déjà atypiques, Bienvenue au Gamurakan est sans conteste le plus étrange de tous.
Commençant comme une enquête fantastico-horrifique, ce premier tome en vient rapidement à nous faire suivre l'invasion des angelots dans le monde des humains, ces derniers se retrouvant totalement pris au dépourvu et démunis face à l'irruption de ces éléments fantastiques que l'on a encore du mal à cerner. Ainsi, de multiples questions apparaissent durant la lecture: que sont exactement ces angelots ? Qu'est-ce que le Gamurakan ? Qui sont les deux mystérieux individus qui apparaissent régulièrement sur les lieux où se trouvent les angelots ? Autant de mystères que tente de résoudre la police, mais également, en parallèle, Midorikawa, au sujet duquel on se demande bien s'il parviendra à s'en sortir et à sauver sa petite soeur.
Enquête teintée d'une forte dose de fantastique et d'horrifique, Bienvenue au Gamurakan n'est pourtant pas effrayant pour un sou, et ce n'est clairement pas le but de l'auteur, qui s'attarde surtout à nous montrer les réactions d'humains pris au dépourvu face aux angelots avec une volonté très claire de faire dans le divertissement et l'humour. Un humour particulier, surtout pour une histoire de ce genre, qui donne dans le burlesque en nous offrant un nombre important de situations invraisemblables: Midorikawa se retrouvant avec la tête dans un ordinateur, un patron coincé au milieu d'une vitre du building où il travaille, les morts se réveillant pour d'étranges raisons, les angelots prenant plaisir à mordre le nez des humains... sont autant d'éléments comiques venant se superposer à l'aspect plus horrifique, pour un mélange des genres unique et curieusement très plaisant. L'auteur ne nous épargne aucun délire, allant même, dans ses retranchements les plus extrêmes, à évoquer très vaguement des sujets comme l'inceste ou la nécrophilie sur le même ton. Certains crieront peut-être au mauvais goût, d'autres seront conquis par le ton résolument unique du mangaka.
C'est sur le plan visuel que le volume prend toute son ampleur: comme toujours avec Fukuyama, les délires visuels, les sous-entendus et le symbolisme (notamment au sujet du fameux liquide blanc collant, qui en évoque un autre lors de certains passages...) et les plans audacieux sont légion et s'avèrent parfois frappants. La clarté et le simplisme tout relatif du trait de l'auteur confèrent à l'ensemble un dynamisme indéniable, et offrent aux angelots un aspect pur qui contraste avec leurs faits et gestes, ainsi qu'un côté hypnotique renforcé par leurs yeux ronds, à la fois très enfantins et diaboliques.
Avec ce premier volume de Bienvenue au Gamurakan, Yôji Fukuyama fait plus que jamais parler son style unique en mélangeant allègrement les genres pour nous offrir une bien savoureuse étrangeté. Le titre ne plaira pas à tout le monde, mais est à essayer pour celles et ceux désirant lire quelque chose qui sort des sentiers battus.
Au programme de cette édition, un grand format, quatre pages en couleurs, une traduction correcte et une bonne qualité d'impression, mais également un lettrage et une adaptation graphique qui ne convainquent pas totalement.
Tome 2:
Dans ce deuxième volume, ce sont la journaliste Momoï et son petit ami l'écrivain Kuronuma qui sont les acteurs principaux de l'enquête et la lutte contre les "anges". Petit à petit possédés par les étranges créatures, leurs réactions se font de plus en plus bizarres, notamment en ce qui concerne Momoï, qui voit sa libido grandir.
Ainsi, le récit de Fukuyama continue dans un premier temps comme il a commencé: le côté horrifique de la situation se mélange allègrement à l'aspect grandguignolesque des situations dans lesquelles se retrouvent les protagonistes, conférant à l'ensemble un humour décalé et résolument unique. L'invasion des "anges" se poursuit donc, les humains complètement démunis face à ce danger surnaturel et qui se retrouvent possédés font n'importe quoi, le tout va crescendo pour le plus grand plaisir du lecteur... avant que le tout ne retombe comme un soufflet, quand arrivent d'une manière fort peu subtile, cassant le rythme du récit, les explications que l'on attendait. Malheureusement, celles-ci manquent en plus du grain de folie de l'auteur, restent trop conventionnelles. Suite à cela, la fin du récit tombe dans quelque chose d'un peu plus horrifique et sanglant, au détriment de l'humour décalé qui se fait plus discret. Fukuyama focalise le dernier tiers de son manga dans un hôpital au sein duquel le surnaturel, la folie et l'horreur prennent le dessus, avant une conclusion qui n'ose plus rien et se fait classique au possible.
Vers la fin du titre, la folie de l'auteur ne fait son plus effet, à vrai dire elle n'est quasiment plus présente. Dommage qu'après un premier volume et une moitié de deuxième tome qui allaient crescendo, le tout retombe comme un soufflet dans quelque chose de plus banal.
Visuellement, le titre reste dynamique, mais là aussi, on regrette que, petit à petit, l'auteur ose moins, que l'ensemble devienne moins percutant, et surtout, que l'utilisation de l'outil informatique lors de certains passages rende l'ensemble un peu plus froid qu'auparavant.
Comment expliquer la baisse de qualité du récit ? Peut-être par le fait que Fukuyama ait rencontré des difficultés pour achever son récit: entre plusieurs interruptions et une reprise sur un site internet, il aura fallu dix ans pour que Bienvenue au Gamurakan trouve sa conclusion, en 2003. Pas étonnant, durant ce laps de temps, que le style de l'auteur ait un peu évolué, et que son côté un peu fou soit devenu plus relatif après les évènements du 11 septembre 2001, si l'on se fie à l'intéressante postface de l'écrivain Tsuhara Yasumi présente en fin de volume.
Dans tous les cas, malgré une fin décevante, Bienvenue au Gamurakan reste un titre unique et hors du commun, qui confirme tout le talent et l'unicité de son auteur.
Voyage à Uroshima

Voyage à Uroshima nous conte l'histoire d'un homme d'âge moyen qui, endormi dans un train qui le ramène à Tôkyo, rêve qu'il fait l'amour avec une jeune fille devant les autres passagers. A son réveil, quelle n'est pas sa surprise de voir descendre du train la lycéenne de son rêve. Descendant à la même station qu'elle pour la suivre, notre héros se retrouve au coeur d'une ville qui n'est référencée sur aucune carte: Uroshima, cité dont les habitants ont pour principal loisir de s'adonner au sexe n'importe où, n'importe quand et avec n'importe qui, en face d'autres personnes, sans la moindre pudeur. D'abord choqué, il finit peu à peu par adopter cette coutume locale...
Avec Voyage à Uroshima, Yôji Fukuyama nous prouve une fois de plus toute son inventivité, ainsi que son goût pour mettre en scène des évènements insolites avec son humour bien à lui. Ici, le mangaka détourne à sa manière le célèbre conte d'Urashima Tarô, dans lequel un pêcheur, après avoir sauvé une tortue, est invité par cette dernière à venir vivre dans un palais sous-marin où il sera traité en roi et épousera une princesse, sans savoir que quelques jours dans ce monde merveilleux équivalent à plusieurs années dans le monde humain...
Remplacez le pêcheur par un homme d'âge moyen, la princesse par une lycéenne, et le palais sous-marin par une cité dans laquelle tout le monde pratique le sexe avec tout le monde sans le moindre tabou, et vous obtenez Voyage à Uroshima. Ici, l'auteur s'amuse allègrement, en nous présentant un homme qui revit réellement dans cette cité sans tabou et en plaçant son récit aux limites de la bonne morale (voire en la dépassant franchement), à nous proposer un récit érotique inventif où l'absurde règne en maître, et où il a même tendance à être un peu trop présent vers la fin, qui part réellement dans le non-sens, pour le plus grand plaisir des uns, ou déplaisir des autres (en ce qui me concerne, ce serait plutôt la première catégorie). Une fin qui, par ailleurs, paraît un peu trop rapide.
Quoiqu'il en soit, quand on referme l'ouvrage, on a bel et bien conscience, à l'instar du Jour du loup du même auteur, d'avoir lu un titre unique, résolument cocasse et insolite, et doté d'un brin de folie et d'un humour particulier qui, personnellement, m'ont d'ores et déjà conquis.