Dans un recoin de ce monde

Rubrique consacrée aux seinen, c'est à dire des séries se destinant à un lectorat adulte.
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Koiwai
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Dans un recoin de ce monde

Message non lu par Koiwai » 26 août 2013, 16:20

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La fiche sur le site


Tome 1 :

Sur Manga-news, Fumiyo Kouno est une auteure que l'on apprécie beaucoup, alors quand les éditions Kana nous permettent de découvrir, de temps en temps, une nouvelle oeuvre de cette artiste dans leur collection Made In, c'est toujours un petit événement. Que ce soit en parlant de l'impact de Hiroshima dans le Pays des Cerisiers ou en narrant le quotidien simple et doux de personnes comme vous et moi, la mangaka a su se tailler, en quelques titres parus en France, une belle réputation. Avec Dans un recoin de ce monde, manga en deux volumes, elle mêle tout simplement ses thèmes de prédilection.

L'histoire prend donc place, non pas dans l'époque après Hiroshima comme le Pays des Cerisiers, mais durant les mois précédant ce drame. Tout commence par un prologue d'une petite cinquantaine de pages prenant place dans le Japon des années 30, où l'on découvre une fillette du nom de Suzu, gentille, assez tête en l'air, vivant avec ses parents, sa mignonne petite soeur et son "démon" de grand frère. Puis les années passent, et nous voici dans le vif du sujet : en décembre 1943, Suzu est devenue une jeune femme toujours dans la lune mais infiniment douce, dont la main est offerte à un dénommé Shûsaku, un jeune homme qu'elle a apparemment connu plus jeune, mais qu'elle a oublié. Elle quitte alors sa ville de Hiroshima pour aller vivre dans la famille de son mari, à Kure, une ville connue pour son port militaire. Au fil de courts chapitres de 8 pages, Fumiyo Kouno nous invite tout simplement à suivre, mois après mois, le quotidien de la jeune femme dans cette famille, alors que petit à petit les menaces de la guerre se font de plus en plus persistantes, changeant peu à peu leur mode de vie...

Un quotidien où pointe doucement la menace de la guerre, tel est le propos de ce premier volume qui trouve le ton juste en ne tombant jamais dans la dramatisation. Sur un ton simple, Fumiyo Kouno narre, comme elle l'aime tant, le quotidien tout à fait normal de petites gens, et c'est alors l'occasion de découvrir des personnages tout à fait sympathiques, chacun à leur manière (une fille comme Keiko ayant plus de caractère, par exemple, tandis que le mari aimant mais maladroit qu'est Shûsuke est plutôt attachant), pour une petite palette simple et vivante, tandis que l'on découvre par-ci par-là certaines moeurs japonaises de l'époque, comme les mariages arrangés, le rôle des femmes dans le foyer, la nourriture et les divertissements de l'époque...
Mais surtout, ce que l'on voit arriver petit à petit dans ce quotidien simple, c'est la menace de la guerre, de plus en plus présente au fur et à mesure des mois qui passent. Et au fil de ce premier tome qui s'étire entre décembre 1943 et novembre 1944, Suzu a de nombreuses occasions d'observer ce petit monde qui change doucement autour d'elle : des éléments assez paisibles mais annonciateurs comme le célèbre navire Yamato qui passe au loin dans la mer ou les bateaux militaires qui rentrent au port et qu'elle regarde en compagnie de son mari... Des choses plus ennuyeuses, comme les accusations d'espionnage qu'elle subit juste parce qu'elle a dessiné un paysage, la hausse conséquente du prix de denrées comme le sucre, les évacuations de maisons, les menaces des attaques aériennes qui commencent à arriver, l'entraînement à la lance de bambou... Et des aspects qui touchent directement sa famille, comme le corps des volontaires féminines où est sa soeur, ou le fait que son frère soit parti sur le front.

La description de ce quotidien dans un lieu entouré par la guerre est très fine en ceci qu'elle adopte un point de vue d'abord assez éloigné, celui d'une famille qui ne connaît pas directement la guerre, pour voir les signes annonciateurs et petites menaces arriver petit à petit, au fil des mois. Un choix qui, en plus de coller parfaitement à une mangaka qui n'aime rien de plus que d'évoquer le quotidien de gens simples, permet de conserver un ton non pesant, voire même assez léger et drôle, les notes d'humour étant assez nombreuses, la mangaka n'ayant rien perdu de son coup de crayon extrêmement doux, et Suzu se révélant être un personnage central délicieux, parce que courageux dans son genre. Car malgré les petites menaces de plus en plus visibles, la jeune femme est typiquement le genre d'héroïne que Fumiyo Kouno aime croquer : souvent dans la lune, extrêmement douce et souriante, elle apporte une sorte de pureté simple et tente de conserver naturellement une démarche optimiste pour continuer d'avancer, malgré les changements de plus en plus visibles autour d'elle et dans sa vie.

On se régale donc de cette nouvelle oeuvre de l'artiste. Certes, il y a des raccourcis dans la narration par moments, et le manque de continuité entre certains chapitres pourrait en décontenancer certains. Mais le ton trouvé, doux et ancré dans un quotidien simple, est très juste et contribue totalement à l'intérêt humain et historique de ce manga. En attendant de voir comment sera tourné le deuxième et dernier volume, qui abordera sans doute l'un des plus terribles drames de 20ème siècle.
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Koiwai
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Re: Dans un recoin de ce monde

Message non lu par Koiwai » 25 nov. 2013, 22:52

Tome 2 :

Au fil des mois qui s'écoulent, la tête en l'air mais courageuse Suzu continue de faire de son mieux aux côtés de son époux Shûsuke et de ses proches. Il lui faut gérer plusieurs choses dans la demeure, prendre soin de son époux ou encore de la petite Hiromi, la fille de Keiko... Tout ceci pendant que, jour après jour, elle ne peut qu'observer les ravages de plus en plus graves que provoque la guerre. Autour d'elle, les gens continuent de partir livrer bataille, s'éloignent pour ne plus jamais revenir, et en plus des bombardements de plus en plus meurtriers sur la ville de Kure, dans la banlieue de Hiroshima, voici que d'autres parmaètres sont à rpendre en compte, dont la menace d'une famine.

De décembre 1944 jusqu'à un après-guerre difficile, Fumiyo Kouno nous invite à suivre la suite et fin du parcours de Suzu et de ses proches dans un pays troublé, que notre héroïne ne peut qu'observer, dans son recoin de monde que constitue la demeure familiale. Mois après mois, les dangers se font de plus en plus violents, les menaces de plus en plus fortes, mais Suzu doit continuer de veiller courageusement sur la maison et sur ceux qui l'entourent et qui seront tous marqués en profondeur par la guerre. En se basant sur une importante documentation, la mangaka continue un portrait ultra-détaillé, qui se partage entre le quotidien de l'époque, l'influence de la guerre sur celui-ci, et les grands événements historiques qui ont touché Kure, Hiroshima et le Japon entier. Il faut d'ailleurs souligner les nombreuses précisions intéressantes apportées dans les marges de l'oeuvre. Le récit est évidemment dur, car il va souvent loin dans les horreurs qui touchent de plus en plus Suzu et nombre d'autres citoyens aussi simples qu'elle. Au fil des mois qui passent, les malheurs s'enchaînent, vont souvent jusqu'à déchirer des familles et des âmes innocentes, et au milieu de tous ces malheurs, Suzu se retrouve elle aussi meurtrie au plus profond de sa chair, et est contrainte de remettre en cause sa place dans ce monde. Que doit-elle faire ? Que peut-elle faire ? Où doit-elle être ?

Les choses sont de plus en plus dures, certains drames déchirants arrivent et émeuvent à coup sûr. Et l'oeuvre est pourtant dénuée de pathos. Cela, on le doit à l'habituel ton simple de Fumiyo Kouno, qui n'ellipse certes pas les drames mais n'en fait pas des caisses, principalement parce qu'elle préfère s'attarder sur ses personnages et sur leur ressenti plutôt que sur les drames eux-mêmes. Surtout, Suzu, malgré toutes les épreuves, conserve la douceur qui la caractérise, et aussi cette volonté de rester courageuse et de protéger ce qu'elle peut protéger, bien qu'elle soit souvent impuissante et que sa joie de vivre s'efface toujours plus. Et une fois le pire passé, rien ne s'arrange subitement, bien au contraire, et face aux horreurs provoquées par la bombe de Hiroshima,au paysage chaotique laissé par les bombardements, et aux conditions de vie précaires qui se sont installées, Suzu et ses proches devront entamer un long parcours et rester forts et soudés pour se reconstruire. On appréciera d'ailleurs beaucoup la note d'espoir qu'apporte la fin, au coeur d'un recoin de monde meurtri.

A l'arrivée, on se retrouve avec une oeuvre à la fois simple et forte, tout simplement essentielle. En prenant appui sur une vie simple, de celle que l'on vit tous, Fumiyo Kouno dresse un portrait ultra-détaillé de la Seconde Guerre Mondiale dans la région de Kure et de Hiroshima, mais aussi de l'époque et des mentalités qui pouvaient régner chez les civils, au gré des terribles événements auxquels ils ont pu faire face. Suzu est l'un de ces civils, parmi tant d'autres. Dans son recoin de monde, tantôt courageuse tantôt impuissante, elle s'est contentée, face à l'horreur, de chercher sa place et de tenter de protéger comme elle le pouvait ce qu'elle aimait. Elle est comme vous et moi, à ceci près qu'elle a vécu des choses que l'on espère ne jamais avoir à vivre.

Si Fumiyo Kouno a toujours excellé dans les portraits de gens simples, elle semble avoir atteint ici le sommet de son art.
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