Unlucky Young Men

Rubrique consacrée aux seinen, c'est à dire des séries se destinant à un lectorat adulte.
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Koiwai
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Unlucky Young Men

Message non lu par Koiwai » 21 oct. 2015, 15:06

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La fiche sur le site


tome 1 :

Bien connu pour ses récits à tendance horrifique où il n'a eu de cesse d'explorer la possibilité d'une mise en scène cinématographique dans le manga (MPD Psycho, Kurosagi, Leviathan), l'émérite scénariste, professeur et théoricien du manga Eiji Otsuka revient en France avec ce qu'il présente comme son oeuvre la plus personnelle, celle où il a mis le plus de lui-même : Unlucky Young Men, une oeuvre composé de deux gros pavés, dont la série "jumelle" Mishima Boys paraîtra chez Akata début 2016.
Pour ce titre, Otsuka a choisi de s'allier au dessinateur Kamui Fujiwara. Si on le connaît surtout pour la populaire fresque Dragon Quest - Emblem of Roto, Fujiwara a surtout marqué Otsuka au début de sa carrière, quand il tentait des choses un peu plus expérimentales sur le plan visuel.

Il suffit de tenir en mains l'imposant tome 1 de la série pour comprendre que Ki-oon a voulu apporter un très grand soin à cette oeuvre atypique. A l'extérieur, le grand format, la couverture cartonnée rigide et la couverture soft touch attirent l'oeil. A l'intérieur, nous attendent 360 pages impeccablement imprimées sur du papier haute qualité, et une traduction de très haut niveau dépourvue de la moindre fausse note, ce qui a dû être une véritable challenge au vu de la complexité de l'oeuvre... Un grand bravo à l'éditeur et au traducteur Sébastien Ludmann, donc !

UYM nous fait faire un bond de plus de quarante ans en arrière, en 1968. Nous y rencontrons N, jeune homme qui, après avoir vu disparaître ses rêves d'Amérique, a choisi de rejoindre Tôkyô pour y prendre un nouveau départ et échapper à un lourd passé criminel. Devenu employé au sein du Village Vanguard, un jazz-bar connu pour regrouper certains jeunes révolutionnaires, il va faire la connaissance de plusieurs personnes qui vont faire basculer son existence : deux jeunes femmes différentes mais s'appelant toutes deux Yoko, l'inquiétant K, le jeune Kaoru qui est un fils homosexuel de policier un peu perdu... et T, un jeune comique raté désireux de se relancer en réalisant un film. Pour financer le film et assurer leur avenir si incertain, les jeunes gens décident de mêler leur fiction à un véritable casse, et ils planifient l'attaque d'un fourgon contenant 300 millions de yen...

Les premiers chapitres d'Unlucky Young Men peuvent se montrer particulièrement déroutants, dans la mesure où l'on est plongé très soudainement aux côtés d'un N fraichement arrivé au Village Vanguard, et qu'il faudra faire l'effort de cerner des personnages principaux très particuliers puisqu'ils se basent, de façon fictive, sur des personnalités réelles !
Ainsi, N est une reprise de Norio Nagayama, jeune homme désoeuvré ayant assassiné 4 personnes entre octobre et novembre 1968 avant de finir écroué en avril 1969. Depuis sa cellule de prison, il deviendra un écrivain renommé jusqu'à son exécution en 1997.
Derrière T., comique raté présentant un intérêt pour le cinéma et fricotant parfois avec des relations délicates, on devine assez rapidement la silhouette du célèbre Takeshi Kitano, qu'il n'est plus vraiment nécessaire de présenter chez nous.
Le cas de K est plus difficile à appréhender, et tout laisse penser qu'il s'inspire de Tsuyoshi Kawashima, premier leader de l'Armée Rouge Unie, groupuscule radical d'extrême gauche ayant puisé sa source dans les manifestations étudiantes de l'époque pour s'opposer violemment aux élites japonaises. Arrêté en 1969, il laissera sa place de leader à Hiroko Nagata, incarnée dans le manga par la figure de Yoko... ou "les" figures, devrions-nous sans doute dire, le récit d'Otsuka brouillant les pistes autour de deux Yoko différentes, l'une reprenant certaines caractéristiques de Nagata (la maladie...) tandis que l'autre semble présente toute sa radicalité.
A ceux-ci s'ajoutent M, un homme qui n'apparaît que très peu dans ce tome 1 mais qui, dans la façon dont ses idéaux se présentent, s'inspirent de l'écrivain culte Yukio Mishima.

Pourquoi baser ainsi l'oeuvre sur des reprises de personnes réelles ayant marqué l'Histoire nippone ? Hé bien, sans doute pour permettre au lecteur de trouver des points de repères historiques afin de mieux s'immiscer dans un récit qui se veut très exigeant. Offrir un parcours mi-fictif mi-réel à ces personnages souligne à merveille le fait que, bien que nous soyons face à une oeuvre de fiction, le contexte dépeint se veut historique. Et c'est bien ce contexte qui fait l'essentiel de la lecture : celui de la fin des années 1960, années profondément troubles au Japon, animées par de nombreux faits d'envergure et qui ont marqué à jamais l'Histoire du pays.
Il y a, comme déjà dit, les révoltes étudiantes et ouvrières aux idéologies communistes et nationalistes, puisant leurs sources dans de nombreux facteurs (guerre du Vietnam, présence américaine sur le sol japonais, domestication des élites nippones...) et aboutissant sur des radicalisations violentes comme celle de l'Armée Rouge Unie. D'autres mangas, comme Les Vents de la Colère ou dans une moindre mesure Kids on the slope, ont aussi abordé cela.
Mais ce n'est pas tout : à cela se mêlent de profonds changements dans les moeurs nippones, à commencer par la libération sexuelle au sein d'une jeunesse en perte de repères. Plusieurs personnages, comme la Yoko aux cheveux courts ou l'homosexuel Kaoru qui tapine un peu partout, sont autant de témoins dans UYM de ces changements, mais aussi du mal-être de cette jeunesse qui semble s'ennuyer (Yoko) ou qui semble chercher à se trouver une place (Kaoru). Un mangaka comme Kazuo Kamimura s'est fait une spécialité dans l'abord de cette émancipation sexuelle et de cette jeunesse en perte de repères. Aujourd'hui encore, cet aspect résonne chez certains auteurs comme Inio Asano dans la Fille de la Plage, et l'on peut également le voir d'un point de vue féminin chez Miyako Maki dans Les Femmes du Zodiaque. Autant de lectures à conseiller vivement.
Dans ce portrait d'époque, Otsuka immisce deux affaires ayant défrayé la chronique : celle de Norio Nagayama bien sûr, mais aussi celles du vol des 300 millions de yen, que l'on voit se dessiner peu à peu au fil des pages. Restant à ce jour l'un des plus grands crimes irrésolus du Japon, ce sujet est au également au coeur des mangas Montage et Inspecteur Kurokôchi.

En plus de permettre une immersion encore plus réaliste dans ce Japon en mutation, l'affaire du casse des 300 millions et l'affaire Nagayama permettent également l'instauration d'une ambiance de polar qui, au fil du volume, décolle petit à petit jusqu'à trouver une sorte de point culminant à la fin de ce premier volume. Mais qu'on se le dise, l'aspect polar, au moins dans ce tome 1, se veut beaucoup moins importante que le portrait de ces années de troubles. Et cela passe par un ton posé et une narration lente, qui prend tout son temps pour s'intéresser avant tout au portrait de ses personnages. Ainsi suit-on essentiellement N, T, Yoko, Kaoru et les autres dans leur évolution au sein de cette société trouble. On découvre chapitre après chapitre leurs relations qui se font ou se défont, au gré de leurs envies parfois, ou le plus souvent du contexte de l'époque. Tandis que se dessine doucement le plan du vol des 300 millions, c'est surtout un immersion au plus près des protagonistes qui nous est proposé, pour une chronique sociale aussi riche que pertinente.

Dès lors, peut-on dire d'UYM qu'il s'agit d'un manga engagé ? Oui et non. On trouve dans ce récit social un certain héritage du gekiga, ce genre plus adulte portant un regard critique et engagé sur la société, aujourd'hui malheureusement beaucoup moins présent, et ayant connu ses heures de gloires dans les années... 1960-1970. Cela dit, le récit d'Otsuka s'en démarque en conservant un ton très neutre, que l'on pourra même qualifier de froid, et qui pourrait déstabiliser le lecteur. Ici, l'objectif n'est sans doute pas de permettre au lecteur de se prendre d'affection pour les personnages ou de s'identifier à eux. La chronique sociale d'Otsuka s'applique plus à dépeindre de façon implacable et triste la réalité de l'époque, et elle apparaît d'autant plus triste que l'auteur ponctue son récit de phrases du poète Takuboku Ishikawa, artiste du début du 20ème siècle qui était très connu pour la tristesse de ses poèmes. Et cette incursion est excellente, tant chaque phrase d'Ishikawa offre un écho parfait à la situation des personnages.

Pour répondre aux attentes de cet exigeant récit et du scénariste, le dessinateur Kamui Fujiwara a complètement changé de style, et par rapport à son manga le plus célèbre Emblem of Roto c'est un artiste métamorphosé que l'on retrouve. Ici, le dessinateur a d'abord conçu un premier storyboard, qu'il a ensuite intégralement reproduit en les photographiant en caméra fixe avec de vrais acteurs. C'est à partir de ces photographies qu'il a ensuite dessiné les planches finales. L'objectif avoué est très clair : offrir plus que jamais le rendu le plus proche possible de l’esthétique cinématographique, et en particulier de l’Art Theatre Guild, grande figure du cinéma indépendant japonais des années 1960. Très éprouvant, ce procédé traduit d'abord quelques lacunes dans les premiers chapitres, car on sent bien que Kamui Fujiwara, même s'il a retravaillé ses planches pendant des mois pour la sortie en tomes reliés, ne maitrisait pas encore totalement la chose comme il l'avoue lui-même dans sa postface. De plus, le besoin de tenir les délais l'a poussé à passer entièrement au travail par informatique, chose à laquelle il n'était pas forcément habitué. Mais au fil des chapitres, ce travail de longue haleine finit par devenir réellement payant. Le souci du détail dans les décors devient bluffant, les cadrages laissent pantois tant ils profitent de ce procédé pour être réellement immersifs. Et la volonté de l'auteur de conserver un trait traditionnel malgré l'utilisation du numérique, ainsi que les expressions des acteurs obtenues sur les photographies, lui permettent de conférer à ses personnages des émotions très justes.

Cet aspect très cinématographique permet également à Otsuka de mieux faire passer un hommage au cinéma nippon des années 60-70, que ce soit en reprenant dans con manga des techniques cinématographique héritées de l'époque que lui-même dépeint, ou en offrant une frontière floue entre le film tourné par T et le vol des 300 millions. Chapeau.

Finalement, quels pourraient donc être les principaux défauts d'UYM ? Sans doute les éléments qui font aussi ses qualités : son récit qui apparaît totalement maitrisé, ses cadrages impeccables, son ton neutre... En réalité, tout apparaît presque trop parfait, il n'y a aucune place pour un petit débordement ou une petite digression. Clairement, tout le monde n'accrochera pas, mais l'aspect très rigoureux de l'oeuvre vaut sans aucun doute le coup qu'on l'essaie.

A défaut d'analyses documentaires dans l'album même, Ki-oon a proposé sur sa page facebook d'excellents focus expliquant habilement les nombreuses références et le contexte culturel de l'époque. Si vous ne connaissez rien ou pas grand chose du contexte, des événements et des personnages repris dans UYM, ces deux focus vous seront d'une utilité précieuse pour apprécier au mieux la lecture. Vous pouvez les retrouver à ces adresses :
https://www.facebook.com/permalink.php? ... 1832835459
https://www.facebook.com/permalink.php? ... 1832835459

Servie dans une édition de prestige qui lui va parfaitement, Unlucky Young Men est une oeuvre très exigeante et intelligente comme on aimerait en voir un peu plus souvent. Manga aux multiples embouchures et maîtrisé, il fait partie de ces lectures s'écartant du registre du divertissement pour offrir un portrait social pertinent et qui mérite grandement le détour.
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Re: Unlucky Young Men

Message non lu par Koiwai » 15 avr. 2016, 10:01

Tome 2 :

A l'issue du plan visant à s'emparer de 300 millions de yen, N, T, Yoko et le jeune Kaoru ont été contraints de remettre l'argent à l'autre Yoko, et la façon dont le vol s'est achevé a un impact important sur chacun d'eux. Tandis que T, désabusé, a choisi de partir en voyage sur les traces du passé de N, ce dernier finit à son tour par s'éclipser. Et l'implication dans l'affaire de Kaoru, fils de policier, a bientôt de conséquences tragiques. Alors que les ambitions folles de Yoko Yamamoto se dessinent petit à petit, une chose est sûre : aucun des acteurs de cette tragique affaire n'en ressortira indemne.

Inutile de trop s'attarder sur l'impact graphique et narratif de ce deuxième tome : l'essentiel a été dit dans la chronique du premier volume, et Fujiwara et Otsuka conservent ici toute leur maestria, servant parfaitement leur récit implacable et de plus en plus désespéré. On soulignera toutefois l'originalité visuelle plus poussée de certaines pages en particulier (la page 267 par exemple), ainsi que l'impact encore plus fort des extraits de poèmes de Takuboku Ishikawa, qui traduisent toujours à merveille l'atmosphère de désespoir et tout le ressenti que peuvent avoir des personnages perdus, tellement perdus qu'ils se radicalisent de plus en plus pour certains, voire commettent le pire pour d'autres.

Ainsi, il paraît difficile, dès la première partie du tome, de ne pas être happé et touché par les angoisses familiales et personnelles de Kaoru, ou plus loin par les passages retraçant le passé et l'enfance de N, ou encore par les tourments animant une Yoko Yamamoto malade. Sur un ton toujours aussi neutre et implacable, Otsuka et Fujiwara s'intéressent d'encore plus près à ces jeunes et un peu moins jeunes sérieusement paumés, dont l'on suit les prises de position de plus en plus fortes, tandis que se dévoile surtout, derrière, un fond qui va plus loin dans son portrait d'une société en plein doute et en perdition : manigances policières en faveur des hauts placés, radicalisations terroristes, manipulation de l'opinion publique pour éviter des rébellions encore plus fortes, conséquences du drame nucléaire (via la maladie de Yoko) et nouvelle menace atomique...

Le regard des auteurs, à la fois distant et immersif, offre un portrait réellement fort, qui se voit toujours renforcé par l'évocation de personnalités réelles et d'événements ayant bien eu lieu (comme les échauffourées sur le campus de Kanda, le "quartier latin nippon", dans ce qui est vu comme le mai 68 japonais), et l'avis d'Otsuka qui transparaît via les textes et reprises de poèmes n'est pas forcément tendre envers un peuple qui semble pour lui beaucoup trop inerte et incapable de mener une véritable révolte.

"- Mais alors, où se trouve la véritable révolution ?!
- La crois-tu possible, Nanao, dans ce pays où même l'Empereur est un faux ?
"

A cela, il faut ajouter quelques idées supplémentaires intéressantes, comme l'inversion de rôle des deux Yoko par rapport au premier volume, ainsi que l'esquisse d'une petite réflexion sur le cinéma en tant qu'outil rassemblant les masses, et l'on obtient une oeuvre décidément très riche, une fresque sociale exigeante, plus virulente mais aussi plus touchante encore que dans sa première moitié.

Le premier tome d'Unlucky Young Men était déjà excellent, mais il permet finalement surtout à l'oeuvre de décoller pleinement dans ce deuxième et dernier pavé, qui plus est servi dans une édition tout aussi réussie côté fabrication et traduction. N'oubliez pas, également, de lire l'intéressante postface d'Eiji Otsuka.
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