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Tome 1 :
Tout au long de l'année 2014, une sorte d'ovni n'a pas manqué d'attirer l'attention en s'affichant régulièrement parmi les premières places des tops vente de manga au Japon. Il faut dire qu'avec ses couvertures aux teintes douces et son sujet délicat traitant du handicap, Koe no Katachi avait, d'emblée, de quoi intriguer. Mais au point de connaître un destin aussi incroyable, ça, on ne s'y attendait pas.
Pourtant, cette série, lors de sa création, n'avait sans doute pas grand chose pour créer un tel phénomène, pas à cause de ses qualités, mais plutôt à cause de son sujet largement éloigné des considérations habituelles du shônen. D'ailleurs, quand son auteure, Yoshitoki Oima, remporte en 2008 et à seulement 18 ans un concours de jeunes auteurs chez Kodansha, il faudra ensuite attendre jusqu'en 2011 pour que l'éditeur décide enfin de laisser sa chance auprès du public japonais à ce sujet très sensible. Après un épisode "one-shot" accueilli très favorablement, en 2013 Kodansha accepte finalement de faire de Koe no Katachi une série à part entière avec un nombre prédéfini de tomes (6 ou 7, elle en fera finalement 7), ce qui présage d'emblée d'un scénario bien pensé et qui ne devrait pas s'égarer.
Et il s'avère que l'accueil très favorable du one-shot n'était qu'un prémisse : au fil de ses chapitres, la série n'a cessé de gagner en notoriété, ce qui fut particulièrement inattendu dans un magazine comme le Shônen Magazine, peu habitué à accueillir ce type de récit. Le phénomène ne désemplit pourtant pas, au point que la série parvient même à se classer à la première place du vote des lecteurs du Shônen Magazine, devant le mastodonte L'Attaque des Titans, et qu'une adaptation en film d'animation est en chantier pour 2015 !
Avec un parcours si atypique et séduisant, on attendait forcément la série en France avec une curiosité mêlée d'impatience. Et ce sont les éditions Ki-oon qui nous l'amènent sous le nom A Silent Voice, à grand renfort de publicités et de bandes-annonces bien fichues (ces trailers en deux versions, selon le point de vue de chacun des deux personnages principaux, donnent vraiment le ton).
En annonçant des retrouvailles visiblement loin d'être joyeuses entre les deux personnages principaux de la série, les premières pages intriguent d'emblée. Pourtant, le premier chapitre d'A Silent Voice commence tout à fait normalement. En faisant un bond de 6 ans en arrière par rapport aux toutes premières pages, on y découvre Shoya, jeune garçon en CM2 très loin d'être un élève modèle. Entre des cours dont il se fiche royalement, une mère coiffeuse aimante mais peu autoritaire et une grande soeur volage qui change sans cesse de mec, il tente de tuer son ennui par tous les moyens avec ses deux amis Kazuki et Keisuke. Sauter du haut des ponts dans la rivière ou affronter de face un garçon trois fois comme lui, ça ne lui fait pas peur. Tout le premier chapitre s'applique à retranscrire le quotidien de ce gamin qui, coincé entre sa vie familiale peu palpitante et la vie à l'école avec ses camarades, enchaîne déjà les 400 coups... au risque de passer pour un sale gosse. Ultra classique voire même assez cliché sur certains aspects (notamment le dénommé XXL...), ce début de série n'en est pas moins très efficace, car il nous immerge parfaitement aux côtés de ce jeune garçon, à grands renforts d'une narration immersive et d'une mise en scène à la fois sobre et travaillée (par exemple, la page où l'on voit de haut Shoya s'ennuyant dans sa chambre parvient à retranscrire l'étouffement du garçon via un cadre très fermé).
Mais le quotidien de Shoya et de toute sa classe change le jour où une nouvelle élève arrive. Elle s'appelle Shoko, et est sourde. Brimée dans son ancienne école à cause de son handicap, sa mère l'a changée d'établissement scolaire en espérant que ce drame ne se répète pas. Mais en face, comment réagiront les autres élèves, et plus particulièrement Shoya ?
La première réaction de Shoya face à cette surdité qu'il ne connaît pas est très parlante, puisqu'il crie haut et fort, instinctivement, son étonnement. L'étonnement devient vite de la curiosité, Shoya est celui qui s'interroge le plus, se demande jusqu'à quel point la jeune fille n'entend rien, va alors la mettre à l'épreuve en criant dans ses oreilles, au risque de se faire réprimander sans que ça lui fasse quoi que ce soit. Très vite, cette curiosité se transforme en jeu : taquiner Shoko devient pour lui un passe-temps, un moyen de briser son ennui... La fillette est un nouveau jouet, en quelque sorte. Mais au fil des premiers jours, la situation évolue naturellement dans un sens inquiétant. Les élèves s'étonnent d'abord de voir Shoko avoir tant de mal à prononcer des mots et s'en moquent un peu. Puis certains se plaignent de rater la moitié des cours à cause des demandes de la fillette qui est contrainte de s'exprimer par des mots écrits sur un carnet. Le fait qu'elle participe ralentit les cours, son inclusion dans la chorale ruine le concours de chant... et l'engrenage commence, les taquineries curieuses et relativement discrètes deviennent peu à peu des brimades beaucoup plus cruelles et que Shoko peut désormais comprendre. Et si quelqu'un a le malheur de vouloir aider la jeune sourde, il se fait tout de suite dénigrer, comme Miyoko, traitée de fayotte par Naoka.
A travers de nombreux exemples de ce type, Yoshitoki Oima aborde avec beaucoup de nuances les problèmes liés au handicap. Elle met parfaitement en avant des réalités qu'on a tous déjà pu voir, et auxquelles nous avons peut-être même participé dans notre enfance : la curiosité blessante ainsi que la méchanceté des enfants face à la différence, une cruauté dont ils n'ont parfois (voire souvent) pas vraiment conscience. Et, par la même occasion, les problèmes liés à l'intégration en classe, ainsi que les problèmes de compréhension et de communication.
Et le portrait qui en est fait est dur, mais puissant, car l'auteure n'épargne pas les méchancetés (sans pour autant tomber dans le voyeurisme) et, surtout, nous les fait vivre directement du point de vue de Shoya et de ses camarades. Cela dit, Oima va encore plus loin à travers le jeune garçon, clairement plus extrême que les autres. Quand ses camarades savent s'arrêter à une certaine limite, lui va toujours plus loin dans les brimades, va jusqu'à briser les appareils auditifs de la fillette par simple passe-temps et pour amuser la galerie, sans avoir vraiment conscience de tout ce qu'impliquent ses actes... et jusqu'à ce que le retour de bâton finisse par arriver.
Yoshitoki Oima n'a clairement pas choisi la solution de facilité. Elle aurait pu bêtement nous faire vivre tout ça directement du point de vue de Shoko, en insistant sur ses malheurs et sur la méchanceté de ses camarades. Elle n'en a rien fait et a pris le parti inverse, ce qui est une réussite totale : en prenant le risque de présenter les choses à travers le "brimeur" Shoya, elle choque et émeut sans forcer, en évitant tout pathos et tout racolage, et ce choix lui permet d'aborder avec une pertinence rare tous les problèmes évoqués précédemment. Puis, au bout du compte, d'enclencher la prise de conscience du jeune garçon dans la dernière partie du tome.
Mais surtout, la narration est d'autant plus forte qu'elle ne nous plonge à aucun moment, dans ce premier tome, dans l'esprit de Shoko. La narration est constamment introspective sur Shoya, mais nous ne découvrirons ici aucune pensée de la jeune fille. On se contente de l'observer de loin, tel Shoya, et ce choix narratif ne fait que renforcer la mise en avant des problèmes de compréhension entre les deux enfants... mais aussi l'attachement que l'on ressent de plus en plus pour Shoko, sans que l'auteure n'ait besoin d'user des artifices habituels. Tout naturellement, on voit bien que la fillette sourde ne comprend pas toujours ce qui se passe autour d'elle, puis on la sent tourmentée par les brimades de plus en plus vives sans quelle ne le montre forcément, et tout cela attire naturellement notre tendresse, d'autant que le dessin d'Oima lui offre une forte impression de douceur et de fragilité. Le trait est très sensible, sans avoir besoin de forcer. Mieux, on s'étonne autant que Shoya de ne jamais voir Shoko craquer. Elle garde le sourire, encaisse sans chercher à se faire plaindre. Et quand c'est Shoya qui devrait s'excuser, c'est elle qui le fait, sans que le jeune garçon y comprenne quelque chose. Tout simplement, elle tente de s'intégrer du mieux qu'elle peut, avec sa différence.
Mais face à ces problèmes d'intégration, quelle solution adopter ? Et y a-t-il seulement une bonne solution ? A travers les adultes, l'auteure offre quelques points de vue. Forcément, la mère de Shoko, qui élève seule sa fille, est ultra protectrice au point de vouloir tout décider pour son enfant, y compris sa coiffure. Du côté des enseignants, Mr Takeuchi reste plutôt distant, là où Mme Kita cherche des solutions positives, par exemple en voulant apprendre aux enfants la langue des signes... mais parviendra-t-elle seulement à capter l'intérêt des enfants et de son collègue ? Dans tous les cas, le débat est totalement ouvert.
Au bout du compte, difficile de ne pas céder face à ce début de série, qui trouve le ton parfait pour toucher tous les publics. Les adultes découvrirons un sujet traité avec pertinence, tandis que les adolescents, tel ceux lisant le Shônen Magazine, pourraient bien prendre conscience de beaucoup de choses pendant la lecture. A ce titre, la série est à conseiller à tous les âges.
Avant les toutes dernières pages qui reviennent dans le présent, on assiste pendant tout le volume à un véritable choc, sensible, percutant, et d'une intelligence rare dans sa façon d'aborder les choses, qui confirme d'emblée tout le bien qu'on attendait de cette série, et qui en fait déjà, sans aucun doute, l'un des futurs gros événements manga de 2015.